Les événements terroristes de ces dernières années ont joué un rôle de catalyseur dans le monde philosophique, provoquant la publication d’une pléthore de contributions extrêmement intéressantes: on pense ici aux ouvrages publiés par J. Angelo Corlett, Jean Behtke Elshtain ou les analyses «à chaud» de Jacques Derrida et Jürgen Habermas (1). L’excellent recueil édité par Igor Primoratz, Terrorism: The Philosophical Issues (2), offre aux lecteurs une vue d’ensemble des problèmes moraux et conceptuels complexes liés au terrorisme.
Le livre de Primoratz offre une diversité de points de vue et de réflexions sur les problèmes philosophiques liés au terrorisme. Tous les textes partagent cependant un point commun: malgré les arguments parfois polémiques des différents auteurs, tous, ou presque, ont choisi de définir le terrorisme non pas en termes des buts poursuivis ou de la nature de ses acteurs, mais en fonction de la nature des cibles. Par exemple, C.A.J (Tony) Coady définit le terrorisme comme «l’usage organisé de la violence pour attaquer des non-combattants («des innocents» dans un sens spécial) ou leurs biens pour des raisons politiques» («Defining Terrorism», p. 5).
La définition proposée par Coady permet d’établir un lien avec la tradition de la guerre juste, considérée comme le cadre conceptuel le plus approprié pour une telle discussion. Primoratz, pour sa part moins enclin à placer le problème du terrorisme dans cette optique, préfère le caractériser (dans un article devenu un classique republié dans le recueil : «What Is Terrorism?», pp. 15-27) comme l’usage de la violence visant des innocents: Viser des innocents constitue la caractéristique essentielle du terrorisme, que ce soit d’un point de vue conceptuel et moral» (p.20).
1. Une stratégie adéquate?
Plusieurs arguments justifient l’accent mis sur la nature des cibles pour une définition du terrorisme. D’une part, «elle capture une grande part de ce qui est débattu avec passion et permet de soulever des questions morales et politiques fondamentales avec une certaine clarté» (Coady, «Defining Terrorism», p. 7)
D’autre part, elle permet également de juger le terrorisme d’État. Comme le dit Primoratz, «si certains actes d’agents de l’État sont à la base similaires et présentent les mêmes traits moraux pertinents que des organisations non-étatiques caractérisées comme terroristes, ceci déterminera clairement notre compréhension et notre évaluation morale des deux phénomènes» (Primoratz, «State Terrorism and Counter-terrorism» p. 115).
On peut cependant se poser la question de la pertinence d’une telle approche: en effet, en définissant le terrorisme comme «violence utilisée contre des innocents» (Primoratz), n’encourt-on pas le risque de répondre à la question morale dans la définition même ? Dans sa contribution, Robert Young soulève ce point en remarquant que, en se focalisant sur l’innocence comme caractéristique essentielle du terrorisme, la définition «non seulement préjuge («begs the question») de la justification morale du terrorisme, mais elle fonctionne également comme un élément prescriptif quant aux actes politiques violents qui doivent être considérés comme terroristes» (Young, «Political Terrorism as a Weapon of the Politically Powerless», p. 57).
On retrouve les mêmes considérations chez Virginia Held, dans l’un des meilleures articles paru à ce jour sur le problème moral du terrorisme : «les discussions populaires et certaines discussions académiques n’ont pas contribué à éclairer le sujet du terrorisme en incluant un jugement sur l’immoralité et l’injustifiabilité dans la définition même du terrorisme, rendant impossible la simple question de savoir si certains actes de terrorisme pourraient être justifiés» («Terrorism, Rights, and Political Goals», p. 65).
Pour la question de la justification, il est généralement possible de distinguer entre deux grandes courants éthiques et une tradition philosophique : les positions dites «conséquentialistes», les positions dites «non-conséquentialistes» et le système de la guerre juste. Alors que les théories conséquentialistes jugent des actions seulement en fonction de leurs conséquences (si les conséquences de l’acte sont positives, alors l’acte est justifié), les théories non-conséquentialistes refusent ce calcul.
Définir le terrorisme en fonction de ses cibles semble préjuger de la question, du moins du point de vue non-conséquentialiste (par «préjuger», il faut comprendre ici restreindre la question de la justification à une réponse exclusive «oui» ou «non», sans laisser au départ un choix entre les deux): en effet, l’un des reproches standards adressés au conséquentialisme est qu’il «implique que la punition des innocents soit justifiée lorsque les conséquences d’une telle punition sont bonnes» (introduction de Primoratz, p. xiii). Dans ce cas, seule une théorie conséquentialiste pourrait éventuellement offrir à la question de la justification du terrorisme une alternative entre les réponses «oui» et «non», étant donné que les positions non-conséquentialistes refusent de punir des innocents.
On pourrait adresser le même reproche à la définition proposée par Coady («usage organisé de la violence pour attaquer des non-combattants») puisque la tradition philosophique de la guerre juste condamne la non-discrimination des non-combattants. Comme il le fait cependant remarquer dans sa seconde contribution au recueil («Terrorism, Morality and Supreme Emergency», p. 80-96), cette objection n’est pas recevable.
Dans l’ouvrage Just and Unjust Wars (3) qui a contribué à un renouveau de la tradition de la guerre juste, Michael Walzer envisage une exception au principe de discrimination des non-combattants dans le cas de ce qu’il appelle les «extrêmes urgences» («Supreme Emergencies») (4) : le bombardement par les anglais des villes allemandes pendant la seconde guerre mondiale en constitue l’exemple paradigmatique. En effet, viser des civils constituait clairement une violation du principe de discrimination des non-combattants. Pourtant, une telle action se justifie aux yeux de Walzer du fait de la catastrophe qu’aurait représenté la victoire des forces nazies : malgré les répulsions morales soulevées, l’imminence et l’urgence de cette menace ne laissaient aucune autre possibilité au gouvernement anglais.
Si l’on considère que les «extrêmes urgences» constituent des exceptions valables au principe de discrimination des non-combattants, il en découle que définir le terrorisme en termes de violence contre des non-combattants ne préjuge pas de la question morale.
La question morale des «extrêmes urgences» et du bombardement des villes allemandes a fait l’objet d’un important débat dont on retrouve les échos dans le présent recueil. Les textes présentés ici (Anthony Coady «Terrorism, Morality and Supreme Emergency» et Uwe Steinhoff «How Can Terrorism Be Justified?», pp. 97-109) illustrent parfaitement la difficulté et l’ambiguïté que présente le concept d’«extrême urgence» : alors que Coady le rejette, Steinhoff l’utilise pour montrer comment fournir une justification possible au terrorisme.
2. Cas pratiques
La question de l’évaluation du bombardement des villes allemandes pendant la seconde guerre mondiale (était-ce un acte terroriste ?) occupe également Stephen A.Garrett dans son article «Terror Bombing of German Cities in World War II» (pp. 141-160). Argumentant d’un point de vue historique, celui-ci considère clairement la destruction des villes allemandes comme un acte terroriste.
Outre les réflexions de Garrett, la quatrième partie du livre est entièrement dédiée à l’analyse de cas pratiques: utilisation du terrorisme dans le conflit israélo-palestinien, en Irlande du Nord et dans la «guerre contre le terrorisme».
Une des qualités du recueil réside incontestablement dans le traitement presque équivalent du terrorisme pratiqué par des organisations sub-étatiques (voir par exemple Peter Simpson «Violence and Terrorism in Northern Ireland», pp. 161-174) ou le terrorisme d’État (voir par exemple Douglas Lackey «The Evolution of the Modern Terrorist State: Area Bombing and Nuclear Deterrence», pp. 128-138).
On peut cependant se demander si la définition proposée dans le présent ouvrage – «violence utilisée contre les civils» – n’a pas pour conséquence de caractériser des actions dont le caractère terroriste ne vas pas de soi: ainsi Tomis Kapitan, dans son intéressant article consacré au terrorisme pratiqué par l’État hébreu vis-à-vis des Palestiniens («Terrorism in the Arab-Israeli Conflict», p. 175-191) considère que «le déplacement forcé de populations constitue de la violence contre les civils (…) et de fait, le mécanisme de changement démographique poursuivi par les leaders sionistes était – et continue d’être – du terrorisme» (p. 177). A l’exemple de la guerre du Kosovo qui provoqua un déplacement de population massif à cause de l’afflux de réfugiés, on peut se demander si la caractérisation d’«acte de guerre» ne serait pas plus appropriée (la question de la caractérisation ne changeant cependant rien au problème de la justification).
3. Insuffisance de la définition?
Outre le danger de préjuger la question et la distorsion de certaines caractérisations qu’elle peut engendrer, la définition proposée du terrorisme semble également souffrir d’un troisième problème : ce qui semble être une condition nécessaire («viser des non-combattants/civils/innocents») n’est probablement qu’une condition suffisante du terrorisme. Sinon comment expliquer que l’attentat au camion piégé perpétré par le Hezbollah en 1983 au Liban, provoquant la mort de 243 Marines, puisse être considéré comme un attentat terroriste? Devrait-on alors considérer les Marines comme des non-combattants, des civils? (5)
4. Conclusion
Les essais réunis dans ce recueil constituent une lecture indispensable pour qui veut clarifier les difficultés morales soulevées par le terrorisme. Les articles collectés ici reposent cependant sur une définition insuffisante qui soulève plusieurs problèmes: d’une part elle court le risque de préjuger de la question avant même d’avoir tenté d’y répondre. D’autre part, elle peut conduire à une distorsion de la caractérisation de certains phénomènes. Pour terminer, celle-ci ne prend pas en considération des actes considérés comme des paradigmes du terrorisme.
Malgré cela, définir le terrorisme en fonction de ces cibles constitue incontestablement un point de départ intéressant pour l’élaboration d’une définition «praticable» de ce passionnant phénomène.
Jean-Marc Flükiger
Notes
(1) J. Angelo Corlett, Terrorism: A Philosophical Analysis, Dordrecht, Kluwer Academic Publisher, 2003; Jean Bethke Elshtain, Just War Against Terror : The Burden of American Power in a Violent World, Basic Books, 2004 (pour une recension voir https://www.terrorisme.net/p/article_148.shtml); Jacques Derrida et Jürgen Habermas, Le concept du 11 septembre: Dialogues à New York (octobre-décembre 2001) avec Giovanna Borradori, Editions Galilée, 2004.
(2) Malheureusement, ce recueil n’existe pour l’instant qu’en anglais.
(3) Michael Walzer, Just and Unjust Wars, A Moral Argument with Historical Illustrations, (3e éd.), Basic Books, 2000 (trad. française: Guerres justes et injustes, Belin, 1999).
(4) Just and Unjust Wars, ch. 16, pp. 251-268.
(5) Pour une critique similaire (les raisons étant cependant différentes), voir également la discussion / recension du livre de Jean Bethke Elshtain sur ce même site.
Igor Primoratz (dir.), Terrorism: The Philosophical Issues, New York, Palgrave Macmillan, 2004 (272 p.).