Le 12 février 2002, 60 intellectuels américains publièrent une “Lettre d’Amérique: les raisons d’un combat” (1), dans laquelle ils affirmaient leur attachement à ce qu’ils estimaient être des valeurs américaines et apportaient leur soutien à la politique de l’administration Bush. Jean Behtke Elshtain, professeure à la Divinity School de l’université de Chicago et cosignataire du document, défend dans son livre Just War Against Terror: The Burden of American Power in a Violent World (2) la guerre contre le terrorisme, et la campagne en Afghanistan. Dans son épilogue, celle-ci prend également position sur la guerre en Irak.
1. Descriptions et définitions
Un des problèmes fondamental de l’étude du terrorisme se résume à la fameuse maxime: «les terroristes des uns sont les combattants de la liberté des autres». Dans son premier chapitre l’auteure s’attaque au problème de la description du 11 septembre. Elle oppose sa position à celle d’un relativiste comme Richard Rorty pour qui “nos descriptions sont des actes arbitraires d’auto-justification.” (p. 12)
En d’autres termes, “toute personne essaie de construire une histoire d’après laquelle il aurait agi d’une manière juste ou bonne” (p. 13)
S’appuyant sur Albert Camus, Elshtain prend l’exemple d’un officier nazi qui, voulant fusiller trois frères, donna à leur mère la possibilité de choisir lequel survivrait. En choisissant, elle condamnait également ses deux autres fils.
Selon Rorty, il est possible d’offrir une description de cet événement qui “rende les actes brutaux de l’officier allemand non seulement acceptables mais également héroïques” (p.12). Le 11 septembre n’échappe bien évidemment pas à ce dilemme entre “horreur inqualifiable” et “fait glorieux“. Si la théorie de Rorty était vraie, alors les descriptions données par un “fanatique nazi” et Albert Camus seraient toutes deux dignes de confiance. Ceci ne semble pas être le cas: selon Elshtain “toute description d’une action mauvaise comme bonne est fausse quant aux faits” (“false to the facts“, p. 14).
En conclusion, la description de l’attaque du 11 septembre ne présente également aucune ambiguïté: il s’agit d’un crime et non d’un “fait glorieux“.
Se basant sur le côté criminel de l’acte terroriste et sur la définition proposée par Michael Walzer dans son ouvrage, Just and Unjust Wars, l’auteure définit le terrorisme comme
“le meurtre aveugle de civils / non-combattants.” (p. 19).
Cette définition et la distinction fondamentale entre combattants et non-combattants permet d’ancrer la réflexion dans la cadre conceptuel de la tradition de la guerre juste, tradition initiée dans le christianisme après la conversion de l’empereur Constantin.
Il est important de noter ici que les critères de la guerre juste sont le fruit de réflexions centenaires sur la guerre au sein du monde chrétien. Ces réflexions trouvent leur origine dans l’interrogation fondamentale de St-Augustin dans La cité de Dieu, un des textes fondateurs de la tradition de la guerre juste: “comment un chrétien peut-il prendre les armes?” (p. 50).
De ce point de vue, les critères élaborés à travers les siècles représentent l’héritage d’une tradition.
Même s’il est vrai que le terrorisme actuel tend vers «l’attaque aveugle de non-combattants», ceci n’a pas toujours été le cas. C’est en partie cette nouvelle tendance du terrorisme à viser des non-combattants qui a provoqué l’émergence d’un nouveau concept de terrorisme, “Le Nouveau Terrorisme” (New Terrorism), tel qu’il a été défini par Walter Laqueur (3).
L’émergence de ce concept de “nouveau terrorisme” n’est cependant possible que par rapport à un ancien terrorisme, plus discriminatoire dans ses cibles (on pense ici, par exemple, au terrorisme anarchique russe du début du siècle). On se demande alors dans quelle mesure “le meurtre de non-combatants” se justifie comme définition.
De plus, on entend généralement par “définition” la description d’un phénomène qui détermine ses propriétés nécessaires et suffisantes. Au vu des réflexions qui précèdent, on peut tout au plus considérer le “meurtre de non-combattants” comme une condition suffisante du terrorisme et pas forcément une condition nécessaire.
2. Terrorisme et sécularisme
Considérant essentiellement le terrorisme islamiste, l’auteure voit dans cette forme de terrorisme un rejet du sécularisme et des valeurs qu’il prônetelles que l’égalité morale entre les individus, la séparation entre Église et État et l’égalité entre hommes et femmes.
On regrettera ici que la réflexion d’Elshtain sur le rejet du sécularisme se concentre essentiellement sur l’Islam.
Comme l’a montré en effet Mark Juergensmeyer dans son ouvrage Terror in the Mind of God (4), le rejet du sécularisme n’est pas forcément l’apanage de l’Islam mais plutôt celui de tous les mouvements fondamentalistes religieux, qu’ils soient chrétiens, sikhs, juifs ou sectaires, comme dans le cas d’Aum Shinryko.
On pourrait remarquer ici que les réflexions de l’auteure se limitent à une réaction post-11 septembre et non à une investigation de fond: on est surpris de voir comment sont occultés l’attaque au gaz sarin dans le métro de Tokyo en 1995, l’assassinat de Ythzak Rabin la même année, ou le meurtre de 30 fidèles musulmans dans le tombeau des Patriarches à Hébron en 1994.
Pour ce qui est de l’attentat d’Oklahoma City en 1995, l’auteure de déclarer:
“Timothy McVeigh n’a jamais déclaré avoir agi au nom du Christianisme. Il n’a jamais cité les Écritures ou une sanction divine pour ce qu’il avait fait. Son dernier testament fut le poème «Invictus», la profession de foi d’un agnostique («Je remercie les dieux, quels qu’ils soient / pour mon âme invaincue».” (p. 136)
3. Élasticité d’un système philosophique
Le système philosophique de la guerre juste est intéressant à deux égards: d’une part il permet de porter un jugement sur le terrorisme et tout particulièrement les événements du 11 septembre, et d’autre part il permet de donner une justification aux attaques conséquentes des États-Unis sur l’Afghanistan. En insistant sur la discrimination entre combattants/ non-combattants, Jean Bethke Elshtain fixe un critère moral univoque pour juger le terrorisme. En introduisant le reste des catégories du système de la guerre juste, elle offre également une justification morale à l’intervention américaine en Afghanistan et à la “guerre contre le terrorisme”.
Quelles sont ces catégories? L’auteure distingue deux grands groupes: jus ad bellum, les raisons pour entrer en guerre et jus in bello, le comportement à adopter durant un conflit. On peut citer dans le groupe du jus ad bellum le principe de “l’intention juste” (punir les coupables et les empêcher d’assassiner des civils ultérieurement, p. 61), du “dernier recours” (la guerre est considérée comme la solution de dernier recours après que toutes les possibilités diplomatiques aient été prises en considération, p. 61) et “des chances de succès” (le recours à la guerre n’est possible que si les chances de succès sont suffisamment élevées, p. 62).
On remarquera ici une formulation très idiosyncrasique du principe de “dernier recours“: alors que dans la tradition de la guerre juste, les recours diplomatiques doivent être “tentés, épuisés“, l’auteure note que
“Le critère de dernier recours n’oblige pas, en fait, un gouvernement à tout tenter mais plutôt à explorer d’autres options avant de conclure qu’aucune ne semble appropriée ou viable au regard de la nature de la menace.” (p. 61, souligné par nous)
L’auteure évoque deux raisons qui justifient l’entrée en guerre contre le terrorisme: d’une part l’agression du 11 septembre “destinée à tuer des civils” (même si on peut se demander dans quelle mesure les militaires du Pentagone constituaient véritablement des civils) qui agit comme détonateur et d’autre part l’amour pour le peuple afghan, incapable de se défendre contre les Talibans. Ce dernier argument réfère à l’argument de saint Augustin selon lequel le recours à la force peut être une obligation dictée par l’amour du prochain, si celui-ci est incapable de se défendre.
On peut donc justifier l’entrée en guerre par l’article 51 de la Charte des Nations Unies qui accorde le droit d’auto-défense aux nations (les attentats du 11 septembre constituant une agression) et pour des raisons de dignité humaine.
Au niveau du comportement à adopter durant un conflit (jus in bello), on distingue la proportionnalité et la discrimination:
“La proportionnalité fait référence au besoin d’utiliser une force commensurable à la nature de la menace. Si une nation est confrontée à la menace d’une petite bande de renégats assassinant sans discrimination, elle n’aura pas recours à une frappe nucléaire […].” (p. 65)
S’appuyant sur le fait que l’armée américaine n’ait pas utilisé d’armes de destruction massive pour répondre aux 3000 morts du 11 septembre, l’auteure conclut que, malgré les difficultés sur le terrain, l’armée américaine satisfait le critère de proportionnalité.
De plus, l’utilisation d’armes aériennes de très haute précision par les forces américaines, représente, malgré le danger de dommages collatéraux, un instrument de discrimination.
4. Qu’en est-il de la guerre en Irak?
Dans son épilogue à l’édition 2004, l’auteure prend position à propos de la guerre en Irak. Une intervention préventive peut-elle satisfaire les critères d’une guerre juste?
Dans la même ligne de pensée que saint Augustin, saint Thomas d’Aquin “insiste que prévenir les innocents de certains maux pourrait constituer un casus belli justifié – les innocents étant ceux qui sont incapables de se défendre eux-mêmes” (p.185). Constatant que tous les civils tombent sous cette catégorie, Elshtain décrit “la force utilisée pour épargner l’innocent” comme une “obligation de la charité chrétienne, ou de l’amour du prochain” (p. 185). Elle poursuit sa réflexion en affirmant que, outre l’argument des armes de destruction massive (AMD), l’administration Bush, dans la présentation de ses preuves contre le régime de Saddam Hussein a également fait mention du génocide des Kurdes et du massacre de chiites à la suite de la première guerre du Golfe en 1991. Critiquant les Nations Unies et la communauté internationale, elle regrette pourtant
“qu’il ait fallu mettre l’accent sur les AMD, puisque le massacre, bien documenté, de son peuple par Saddam n’ait pas atteint le niveau d’un casus belli en soi et pour soi.” (p. 186).
A titre de raison pour entrer en guerre, l’auteure associe deux critères: la cause juste (“une guerre doit constituer une réponse à une agression ou à une menace d’agression“, p. 184) et le dernier recours,
“une guerre devrait constituer une solution de dernier recours après que toutes les autres options ont été considérées sérieusement. En retour, d’autres mesures ne doivent pas nécessairement avoir été testées, mais elles doivent avoir été prises en considération.” (p. 184)
Saddam Hussein n’ayant pas respecté 16 résolutions de l’ONU et n’ayant pas détruit ses stocks d’AMD comme cela avait été convenu après la Guerre du Golfe, on pouvait donc raisonnablement conclure que
“des AMD étaient toujours stockées, que l’Irak détenait toujours des quantités importantes de matériaux prohibés et que, de concert avec d’autres organisations, l’Irak cherchait à contourner les interdictions concernant les AMD en tentant de faire des armes («weaponize») avec des agents biologiques et nervins mortels, comme le VW, l’anthrax, l’aflatoxine et le botulisme. C’était un fait connu que ces agents avaient été produits (il ne s’agit pas ici de spéculation – l’Irak avait admis avoir produit ces agents). C’est en fait l’ONU qui a découvert que l’Irak avait fabriqué du VX, un gaz nervin mortel, et qu’il développait un programme d’armes biologiques.” (p. 187)
Si l’on considère que le régime irakien n’avait pas détruit les agents qu’il avait avoué avoir produit, et la possibilité que de «telles armes soient transférées à des groupes terroristes internationaux (p. 188)», Elshtain conclut que «un homme d’État prudent pourrait y trouver des raisons pour réduire la menace» (p. 188).
A l’objection sur le fait qu’aucune AMD n’ait été trouvée à ce jour en Irak, l’auteure répond que
“Même s’il ne s’agit pas d’un des thèmes central de cet épilogue, il est probable que les armes proscrites aient été précipitamment transportées en Syrie ou, dans le cas contraire, dispersées. Voilà la conclusion tirée par l’inspecteur David Kay dans son rapport au Congrès.” (p. 189).
Dans sa discussion sur les critères de jus in bello, et notamment sur la proportionnalité, l’auteure conclut que l’engagement des forces a été proportionnel à la menace posée par le régime irakien et que
“les civils font cela [NDLR: s’enfuir] lorsqu’ils deviennent eux-mêmes des cibles ou lorsque la guerre devient si destructrice que les infrastructures de la vie civiles tombent en ruine. Ceci n’est clairement pas arrivé. Il n’y a pas eu de flots de réfugiés. En fait, même au plus fort des opérations de combat, les habitants des cités irakiennes se rendaient au travail et continuaient à pratiquer leurs activités quotidiennes; le nombre d’interruptions et de victimes civiles fut remarquablement faible, ainsi que l’attestent des organisations internationales comme la Croix-Rouge et le Croissant Rouge, la presse, l’armée américaine et les observateurs de l’ONU.” (p. 190)
5. Conclusion
Durant ces derniers mois, la politique américaine a dû faire face, sur plusieurs fronts, à une forte opposition, tant d’un point de vue légal que d’un point de vue moral. Même si de nombreux points soulevés dans Just War Against Terror ne sont pas au-delà de toute critique (on pense ici aux considérations sur le fondamentalisme islamiste, la définition du terrorisme ou à l’utilisation très idiosyncrasique du principe de dernier recours), cet ouvrage constitue une tentative de réponse aux défis moraux soulevés par les développements politiques actuels. S’appuyant sur la tradition philosophique et théologique de la guerre juste, Jean Bethke Elshtain nous offre ici une série d’arguments cohérents et clairs sur la moralité de la politique américaine.
Dans cette perspective, Just War Against Terror: The Burden of American Power in a Violent World constitue une lecture indispensable pour qui veut comprendre les arguments et positions d’une partie de l’élite intellectuelle américaine contemporaine. Même si les points de vue peuvent diverger, il est essentiel de les connaître.
Jean-Marc Flükiger
Notes
(1) On trouve la lettre en appendice à l’ouvrage de Jean Behtke Elshtain, pp. 193-218. Pour une traduction française, voir www.reseauvoltaire.net/article9840.html
(2) Jean Bethke Elshtain, Just War Against Terror: The Burden of American Power in a Violent World, Basic Books, 2004, «La guerre juste contre la terreur: le fardeau de la puissance américaine dans un monde violent», actuellement encore indisponible en français.
(3) Walter Laqueur, The New Terrorism. Fanaticism and the Arms of Mass Destruction (Londres, Oxford University Press/Phoenix Press, 2001). Pour une excellente discussion sur le concept de “Nouveau Terrorisme”, voir Doron Zimmermann, The Transformation of Terrorism, The “New Terrorism”, Impact Scalability and the Dynamic of Reciprocal Threat Perception, Zürcher Beiträge zur Sicherheitspolitik und Konfliktforschung, 2003, disponible à l’adresse www.fsk.ethz.ch
(4) Mark Juergensmeyer, Terror in the Mind of God, California University Press, 2000, traduction française Au nom de Dieu, ils tuent! Editions Autrement / Frontières, Paris, 2003. Pour une recension de l’ouvrage de Juergensmeyer voir www.terrorisme.net/p/article_143.shtml