Un débat a animé ces dernières années les spécialistes de l’islam de l’Asie Centrale, les uns alertant sur la radicalisation rampante de la région tandis que les autres dénoncent un alarmisme entretenu notamment par les régimes autoritaires qui y règnent. Mais de récents événements survenus au Tadjikistan suggèrent que l’organisation État islamique y influence de plus en plus les modes de radicalisation.
Le 29 juillet dernier, quatre cyclotouristes occidentaux étaient tués lors d’un attentat à la voiture bélier dans le Sud du Tadjikistan. Une vidéo filmée par un anonyme montre un véhicule noir les faucher sur la route du Pamir, cette M41 que des milliers de voyageurs empruntent chaque année, souvent à destination ou en provenance de l’Inde, en quête de paysages à couper le souffle. Les terroristes auraient exécuté certaines victimes à l’arme blanche. Le lendemain, l’organisation État Islamique (EI) revendiquait l’assassinat par « un détachement de soldats du Califat », via son organe de communication Amaq. C’est là qu’a aussi été publiée une vidéo enregistrée quelques jours plus tôt, dans laquelle ils prêtaient allégeance à l’EI et annonçaient l’attentat qu’ils allaient commettre.
Cette attaque était la première à avoir une telle facture de « nouveau terrorisme » dans cette république centrasiatique de 9 millions d’âmes. Comme l’explique Edward Lemon, un universitaire spécialisé dans les questions de religion, de gouvernance et de sécurité en Eurasie, cette attaque contre les cyclotouristes « a été significative pour l’Asie Centrale pour au moins deux raisons. Premièrement, c’était la première attaque dans [un territoire de] la région visant des touristes étrangers. (…) Deuxièmement, elle est importante parce que c’est la première attaque qui peut avec crédit être attribuée à l’EI en Syrie et en Irak »[1]. Les modes opératoires de l’EI ou s’y apparentant ont aussi été utilisés ces deux dernières années par des Centrasiatiques (Ouzbeks essentiellement) mais à l’extérieur, comme à New-York, Stockholm ou Saint-Pétersbourg. « Ces attaques violentes depuis 2017 ont tué plus de gens que toutes les autres perpétrées pendant la dernière décennie en Asie Centrale », écrit M. Lemon.
Auparavant, sur les 18 attaques terroristes que M. Lemon a identifiées en Asie Centrale depuis 2008, dont quelques-unes qui se sont produites au Tadjikistan (la moitié ont eu lieu au Kazakhstan, pays le plus riche de la région), « la grande majorité » des 142 victimes ont été « des membres des forces de l’ordre » tandis que les civils étaient des « dommages collatéraux ». La moitié de ces victimes ont été tuées au Tadjikistan à l’occasion d’évènements qui relèvent en fait essentiellement des conséquences de la guerre civile qui a ravagé le pays de 1992 à 1997 : certains prennent les armes après avoir été incorporés à l’Etat dans le cadre du processus de paix avant d’en être exclus, dans ce qui leur apparaît comme une trahison de la part du camp des vainqueurs et du Président Emomali Rahmon.
Qu’est-ce que cela signifie ? Un changement de nature du terrorisme en Asie Centrale et notamment au Tadjikistan ? Il y avait eu, semble-t-il, des alertes, comme en 2016 : cette année-là, selon des sources policières, quatre attaques auraient été prévenues in extremis, dont une concertée contre des postes de police dans cinq villes tadjikes. Pour le politologue Parviz Moullojanov, « la situation a changé rapidement ces dernières années du fait notamment d’une politique intérieure inadéquate. Outre la police que l’on laisse raser de force les barbes de ceux que l’on soupçonne d’être radicaux, le pouvoir a surtout finalement permis la pénétration du salafisme [avant d’être banni en 2009], d’abord pour contrer les leaders de l’Islam local, hanafite, officiellement promu par le régime, mais qui représente une idéologie capable de défier le pouvoir politique ». Rien n’indique que le repli des djihadistes de l’EI vers l’Afghanistan soit la raison des nouvelles tendances perceptibles au Tadjikistan.
Selon Moullojanov, « la propagande salafiste a évolué, la stratégie consiste désormais à infiltrer les communautés et le clergé hanafite pour le radicaliser graduellement de l’intérieur. Les salafistes ne sont plus dans une opposition frontale avec le hanafisme ». Résultat : « Il devient de plus en plus commun d’entendre des slogans salafistes prononcés par des représentants respectés du clergé hanafite », note M. Moullojanov. D’où des prises de position contre les célébrations du Nouvel an (occidental) ou de Nowruz (nouvel an persan célébré dans l’Asie Centrale post-soviétique, notamment dans le Tadjikistan persanophone), contre les prénoms tadjiks, l’écoute de la musique ou l’adat (le code moral local).
L’attaque contre les cyclotouristes occidentaux et les attentats commis par des Centrasiatiques hors de leur pays ces dernières années tendent à montrer que l’irruption de l’organisation EI après 2011 marque un changement probablement important dans la radicalisation de ressortissants de pays de la région. Un autre indice est la défection de Goulmourod Khalimov, en mai 2015 : cet ancien chef des OMON du Tadjikistan (forces spéciales du ministère de l’Intérieur) devenu un commandant important dans la hiérarchie de l’EI. Le spécialiste des questions de sécurité, de politique et des conflits de l’Asie centrale Christian Bleuer relevait, dans un article de 2014, combien les combattants des ex-républiques soviétiques de la région ont été peu nombreux à rejoindre les rangs du djihad en Afghanistan comparés à ceux partis en Syrie[2]. En mars 2016, le parquet général du Tadjikistan parlait de 1094 concitoyens qui ont rejoint les rangs de l’organisation EI, avec un pic de départ en 2015[3]. Cent cinquante Tadjiks auraient été tués en Syrie et en Irak ces dernières années.
Avant ce tournant, un débat avait animé les cercles académiques locaux et étrangers au sujet de la réalité de la menace extrémiste. Certains, comme John Heathershaw et David W Montgomery, reprochaient à nombre de leurs confrères et aux think tanks et médias de faire le jeu des pouvoirs de la région qui ont intérêt à amplifier la réalité du risque islamiste et terroriste pour justifier leur autoritarisme, voire la dictature.
Heathershaw et Montgomery identifient ainsi « six idées fausses répandues contribuant au mythe de la radicalisation de l’Islam post-soviétique en Asie centrale », comme le fait que l’islamisation de la société conduirait forcément à la radicalisation, que l’autoritarisme et la pauvreté seraient des facteurs favorisant l’extrémisme (alors que le Kazakhstan – pays le plus riche de la région – et le Kirghizstan – un des plus pauvres mais aussi le plus démocratique – sont également touchés) ou que l’Islam politique s’oppose comme par nature à l’Etat laïc, alors par exemple que le Parti de la Renaissance Islamique du Tadjikistan (signataire des accords de paix qui ont clos la guerre civile, après avoir combattu aux côtés de l’Opposition Tadjike Unie) a constamment refusé tout modèle politique théocratique[4].
En fait, les « statistiques » du terrorisme en Asie Centrale fournissent des données parfois contradictoires, ce qui témoigne des difficultés à comprendre ces phénomènes. Beaucoup estiment, du moins pour l’époque d’avant l’émergence de l’EI, qu’il ne faut pas exagérer l’importance de la montée de l’extrémisme musulman dans la région. Ainsi Heathershaw et Montgomery soulignent-ils que sur les 800 détenus du centre de détention militaire américain de Guantanamo, après le 9/11, seuls 32 étaient d’Asie Centrale (dont aucun n’avait été capturé dans sa patrie). Les mêmes notent qu’en 2014 que « des estimations basses du nombre du nombre de combattants musulmans en Irak et en Syrie venus d’Europe, rapporté par million d’habitant du pays d’origine, sont bien plus élevés que pour ceux des Etats d’Asie Centrale ». Ils ont compté que pour la période 2001-2013 « 0,1 pour cent des attaques du terrorisme global se sont produites en Asie Centrale, une région qui représente autour de 1% de la population mondiale ».
Mais ces données contrastent avec d’autres. Ainsi, une étude du chercheur Charlie Winter, basée sur des données sur « l’industrie du martyre » issues de l’Organisation EI, montre-t-elle que, parmi les 186 étrangers morts dans des opérations suicide entre le 1er décembre 2015 et le 30 novembre 2016, le Tadjikistan qui arrive en tête pour le nombre de ses ressortissants recensés dans cette comptabilité macabre[5]. Les spécialistes de l’Asie Centrale Anna Matveeva et Antonio Giustozzi soulignent pour leur part que certains de leurs confrères ont eu tort de sous-estimer l’importance du phénomène djihadiste dans la région et considèrent comme une évolution prévisible l’accélération récente des recrutements des habitants de la région par l’EI et dans une moindre mesure par des groupes affiliés à Al-Qaïda[6]. Les données fournies par les pouvoirs et responsables de la sécurité des Etats de l’ex-URSS conduisent à penser que le nombre de ressortissants de leurs pays à s’être engagés dans les rangs de l’organisation EI est compris entre 400 et 5.000.
Une étude du centre de recherche Sharq estime que la base de la population tadjike susceptible d’être touchée par la radicalisation est de 6-7 %, ce qui n’est pas négligeable, soulignent les auteurs[7]. Les diverses recherches et articles de presse offrent un portrait contrasté et parfois surprenant des candidats tadjiks au djihad. Ceux-ci ne font pas partie des couches les plus pauvres ni les moins instruites du pays, un certain nombre sont recrutés via les médias sociaux dans les milieux de la migration du travail en Russie ; mais l’émergence de l’EI fait que le recrutement se fait de plus en plus au pays lui-même, davantage dans les villes que dans les campagnes.
Dans ce portrait encore flou, les motifs du départ sont un complexe entremêlement d’économie, de quête de justice, d’idéologie (fascination pour la communauté musulmane face à l’effondrement de l’URSS et aux espoirs déçus de l’occidentalisation), de religion (culte du martyre), de désir de fraternité et de salut de son âme, ou d’arnaque. Mais une chose semble avérée pour l’Asie Centrale : l’irruption de l’organisation de l’EI dans l’offre idéologico-religieuse a représenté une révolution, incarnée entre autres par les recruteurs aux méthodes modernes. En ce sens, le Tadjikistan si reculé n’est peut-être pas si différent de l’Europe occidentale, tous étant emportés par une même vague globale.
Régis Genté
Notes
- Conférence donnée le 27 septembre 2018, intitulée « Assessing the terrorist threat in and from Central Asia » : http://voicesoncentralasia.org/assessing-the-terrorist-threat-in-and-from-central-asia/ ↑
- “To Syria, not Afghanistan: Central Asian jihadis ‘neglect’ their neighbor”, Christian Bleuer, Afghanistan Analysts Network (AAN), 8 octobre 2014 (https://www.afghanistan-analysts.org/to-syria-not-afghanistan-central-asian-jihadis-neglect-their-neighbour/) ↑
- http://news.tj/en/news/majority-tajiks-fighting-isil-iraq-and-syria-salafists-says-tajik-chief-prosecutor ↑
- John Heathershaw, David W Montgomery, “The Myth of Post-Soviet Muslim Radicalization in the Central Asian Republics” (https://www.chathamhouse.org/publication/myth-post-soviet-muslim-radicalization-central-asian-republics#sthash.aRkr4y7b.dpuf). ↑
- “War by Suicide: A Statistical Analysis of the Islamic State’s Martyrdom Industry”, ICCT Research Paper, février 2017 (https://icct.nl/wp-content/uploads/2017/02/ICCT-Winter-War-by-Suicide-Feb2017.pdf). ↑
- “The Central Asian Militants: Cannon Fodder of Global Jihadism Or Revolutionary Vanguard?”, Small Wars & Insurgencies, 2018, 29/2, pp. 189–206 (https://doi.org/10.1080/09592318.2018.1433472). ↑
- Saodat Olimova: “Ugroza radikalizatsii v stranakh Tsentral’noy Azii: sotsial’noe izmerenie (na primere Respubliki Tadzhikistan)”, Central Asian Analytical Network, 27 décembre 2015 (http://caa-network.org/archives/6384). ↑
Régis Genté est un journaliste spécialiste de l’ancien espace soviétique.