“Taire le fait que les leçons du 11 septembre n’ont pas été comprises ou ont été mal comprises serait irresponsable à la fois vis-à-vis des victimes et du point de vue de la déontologie.” – A titre documentaire, nous publions l’analyse de Sergueï Karaganov, président du praesidium du Conseil en charge de la politique extérieure et de défense de la Fédération de Russie, texte dont la traduction française nous a aimablement été communiqué par l’agence Novosti. Il nous offre en effet un très utile aperçu sur la réflexion stratégique au sujet du terrorisme en Russie.
Je n’ai pas voulu écrire cet article au moment de l’anniversaire de l’attentat monstrueux du 11 septembre 2001. Sa grande idée – le monde est en train de perdre la guerre du terrorisme – aurait fait l’effet d’une dissonance inconvenante sur la toile de fond de l’évocation amère des nombreuses victimes innocentes qui avaient trouvé la mort ce jour-là.
Mais taire le fait que les leçons du 11 septembre n’ont pas été comprises ou ont été mal comprises serait irresponsable à la fois vis-à-vis des victimes et du point de vue de la déontologie.
La guerre contre le terrorisme n’est pas perdue sur touts les fronts. Elle connaît aussi quelques victoires. Tactiques il est vrai, pour la plupart d’entre elles. Nous avons livré en Tchétchénie le premier combat contre l’expansion du terrorisme islamiste belliqueux et nous l’avons gagné, à un prix monstrueux il est vrai. Les projets de création d’un califat islamique s’étendant de la mer Noire à la Caspienne, et qui aurait probablement remonté la Volga par la suite, ont été mis en échec. Ceux qui, en Russie, penchaient en faveur de la branche agressive de l’islam et recevaient un soutien externe ont reçu une cruelle leçon. Il n’y a plus, à ma connaissance, de medersa wahhabite en Russie.
Une bataille a été gagnée, mais pas la guerre. La Russie s’est engagée dans la voie d’une dissuasion militaro-psychologique de l’extrémisme et du séparatisme. Mais très peu de choses ont été entreprises en vue de tarir leurs sources: la misère, le faible niveau de développement dans plusieurs régions du Caucase septentrional peuplées majoritairement de musulmans russes.
Les Américains ont, pour leur part, remporté deux victoires tactiques. Avec notre aide et celle de l’Iran, ils ont défait les talibans qui déferlaient inexorablement sur les républiques du Sud de l’ex-URSS. Al-Qaïda a été privée de nombreuses bases. Mais l’organisation n’a pas disparu, n’a pas été détruite.
L’autre victoire tactique de Washington, c’est d’avoir réussi à éviter la répétition de la tragédie du 11 septembre, en s’appuyant sur des mesures de sécurité intérieure qui ont fortement entamé l’attrait pour la société américaine. D’avoir réussi, pour l’instant.
Les services secrets ont pu, chacun de leur côté ou ensemble, parfois, éviter un nombre non négligeable d’attentats en Russie et dans d’autres pays européens. Mais un nombre tout aussi peu négligeable d’attentats terribles a eu lieu.
Mais l’essentiel n’est pas là. Les Américains ont décidé qu’il fallait combattre le terrorisme en imposant de force la démocratie et ils sont entrés en Irak.
Politiquement, ils ont déjà perdu la guerre. Le pays s’est enfoncé pour des années dans le gouffre de la guerre civile, s’est transformé en un vaste polygone formant les futurs terroristes de tous poils. Lorsque les Américains partiront, et il ne s’agit pas d’un événement si lointain, toute cette internationale terroriste commencera à se disperser dans toutes les directions. Dans notre direction aussi, je le crains.
Ce qui était déjà une évidence avant, est bien clair aujourd’hui: il est impossible de détruire des structures en réseau de type Al-Qaïda par des opérations militaires de grande envergure. Il semble au contraire qu’elles gagnent en volume.
Presque rien n’a été fait, ces dernières années, pour développer un vaste dialogue bien pensé entre les civilisations, pour contribuer à entraîner dans une modernisation douce les Etats et les élites du Proche-Orient musulman qui accusent un retard sur le monde du progrès. L’Occident, les dirigeants américains plutôt, n’ont pas trouvé le moyen de comprendre que les sentiments anti-occidentaux, anti-chrétiens, ne revêtaient pas pour la plupart d’entre eux un caractère culturel, de valeur, pas même un caractère religieux. Ben Laden ne se répand pas particulièrement en imprécations contre la culture occidentale. Cet état d’esprit est issu, pour une large part, de la politique manifestement injuste menée par l’Occident à l’égard des pays de cette région. Ce sentiment, multiplié par le retard historique de la région – je me suis maintes fois expliqué sur ses causes – fait naître un “syndrome de Weimar” musulman qui va en s’élargissant et en s’approfondissant.
Mais l’Occident n’est pas le seul responsable de la montée des sentiments anti-occidentaux. Les émules de Ben Laden, qui se multiplient, ne font pas qu’être sur la défensive ou se venger. Ils passent aussi à l’offensive. Dans le but d’éradiquer l’influence militaro-politique occidentale, et extérieure plus généralement, sur le Grand Proche-Orient, de renverser les régimes islamiques relativement modérés et d’installer au pouvoir un islam politique radical.
Le pire est qu’ayant compris que l’Occident était en train de perdre à cause des erreurs monstrueuses des Etats-Unis ou de l’inaction de fait de l’Europe, les pays occidentaux ont adopté une politique de défense sur le front idéologique également. Il ne s’agit pas de justifier les caricatures imbéciles du journal danois ou les récentes déclarations, pas vraiment politiquement correctes, du pape Benoît XVI sur “l’agressivité de l’islam”. Mais présenter des excuses, au niveau officiel qui plus est, pour la bêtise ou des formulations imprécises avec, en toile de fond, les pogroms organisés qu’elles auraient soi-disant provoqués? Cette façon d’apaiser l’agresseur éveille l’appétit des islamistes belliqueux, leur donne l’impression qu’il est possible de vaincre l’Occident (et nous constituons à leurs yeux une partie de l’Occident, quoique plus faible et moins mal intentionnée).
Le fait d’imposer de manière agressive et sans succès la démocratie, qui suscite protestations et moqueries, couplé au fait de calmer idéologiquement des revendications absurdes, tout particulièrement dans le cadre des torrents d’injures et de menaces proférées à l’encontre de l’Occident, de la chrétienté et du judaïsme par les religieux et les officiels du Grand Proche-Orient, font tout simplement figure d’infantilisme politique.
Que doit faire la Russie alors que le monde roule vers une guerre de civilisation à cause de ce mélange détonnant de messianisme démocratique et islamique, d’agressivité et d’apaisement? Tout d’abord, ne pas servir de champ de bataille pour cette guerre vers laquelle on nous pousse obligeamment.
Deuxièmement: développer au plus vite des structures de coopération et de sécurité pour la région de l’Asie centrale et du Moyen-Orient avec les pays qui n’ont pas encore accumulé les erreurs, qui jouissent de prestige. Cela concerne l’Inde et la Chine avant tout. L’Organisation de coopération de Shanghai peut combler le vide de méfiance et détourner la guerre des civilisations.
Troisièmement: lutter autant que faire se peut contre la prolifération des armes nucléaires dans la région du Grand Proche-Orient, avec tous les partenaires possibles mais pas à nos frais. Nous sommes opposés à ce que l’Iran devienne une puissance nucléaire, mais nous ne voulons ni ne pouvons nous permettre d’avoir ce pays pour ennemi.
Quatrièmement: si les armes nucléaires commencent à proliférer, tombent entre les mains de groupes irresponsables ou de terroristes, ce qui est assez probable à la suite, par exemple, d’une explosion politique et sociale prévisible au Pakistan, il faut être prêt à prendre les mesures les plus fermes. Les discours officiels rejettent le recours à l’arme nucléaire quelle que soit la situation mais je pense que nous n’avons pas le droit d’exclure cette possibilité.
Cinquièmement, enfin: il faut démultiplier les efforts pour atténuer le conflit, pour élargir le dialogue des civilisations, éviter d’être entraîné dans un conflit de civilisation. Nous devons adopter une politique de neutralité armée. Qui n’est jamais totale, comme on le sait. Il faut chercher à éviter une situation qui nous mettrait dans l’obligation de choisir. Nous avons déjà fait le choix une fois en Tchétchénie. Il serait vexant de devoir faire encore une fois ce type de choix à cause de la bêtise, du messianisme du fanatisme ou de l’escapisme politique des autres.
Sergueï Karaganov