En octobre 1989, le colonel William Lind (Corps des Marines) publiait avec trois co-auteurs, un article sur l’émergence d’une nouvelle forme de guerre appelée «guerre de la quatrième génération». Cet article devait avoir un important retentissement dans les milieux académiques et militaires. 15 ans plus tard, après trois ans de rédaction, le jihadiste Mustafa Setmariam Nasar, alias Abu Musab al-Suri, publiait une volumineuse encyclopédie du jihad (plus de 1600 pages) sous le titre «L’appel à la résistance islamique globale». Dans son analyse, Al-Suri reprenait – de manière implicite – des points soulevés par Lind dans son analyse. Dans l’article ci-après publié dans le Terrorism Monitor de la Jamestown Foundation (vol. 4, numéro 18, 21 septembre 2006), Andrew Black, analyste auprès de l’Intelligence and Terrorism Analysis Group at Applied Marine Technologies Inc (AMTI), compare quelques éléments des articles de Lind et d’Al Suri. – Nous remercions ici la Jamestown Foundation d’avoir autorisé la traduction de cet article.
Le très influent et volumineux traité publié en janvier 2005 sous le titre «L’appel à la résistance islamique globale» représente le point culminant de l’œuvre de l’idéologue jihadiste Abu Musab al-Suri (alias Mustafa Setmariam Nasar). Il fournit une matrice stratégique au jihad salafiste global. Cet ouvrage, unique par son approche presque scientifique et auto-réflexive, fournit des détails sur la manière dont le jihad devrait poursuivre ultérieurement sa campagne. Sans le reconnaître explicitement, le manifeste stratégique d’Al Suri présente plusieurs doctrines identiques à celles de la guerre de la 4ème génération (G4G) esquissées par l’analyste militaire William Lind. Une raison possible de l’omission de la citation des écrits de Lind réside probablement dans le fait que l’ouvrage d’Al Suri représente une étape significative dans le développement de la doctrine de la G4G [1].
La doctrine de la guerre de la 4ème génération
Dans un numéro de la gazette du Corps des Marines publiée en 1989, William Lind et ses co-auteurs ont esquissé ce qu’ils pressentaient être la nouvelle génération de la guerre. Alors que beaucoup ont vu dans cet article une contribution fondamentale sur l’aspect changeant de la guerre, d’autres ont été frappés de voir comment elle était applicable au phénomène international du terrorisme. Lind a également vu le lien entre la G4G et le terrorisme et l’a traité exhaustivement dans l’article. Des individus comme Abu Ubayd al-Qurayshi et, plus récemment, le susmentionné Abu Musab al-Suri ont repris les doctrines discutées par Lind et ont traité la question des enseignements à en tirer pour les jihadistes dans leur soulèvement global.
Les auteurs ont observé que les terroristes efficaces ont tendance à opérer plus ou moins en accord avec les doctrines de la G4G. De manière identique à un soldat de la G4G, les terroristes sont presque totalement dépendants des pays et des sociétés de leurs ennemis alors qu’ils opèrent selon des ordres de mission larges. De plus, ils opèrent sur un champ de bataille très disséminé au sein duquel la manoeuvrabilité est décisive. C’est sur ces domaines primaires – entre autres – que les stratèges d’Al Qaida se sont concentrés à l’origine et qu’Al Suri a développé sa doctrine de la G4G.
– «Nizam, la Tanzim»
Au travers de ces écrits, il devient évident qu’Al Suri vise à révolutionner le jihad salafiste global en décentralisant encore plus le mouvement et en limitant ou en supprimant tout simplement l’aspect organisationnel. Les écrits et enseignements d’Al-Suri, qui remontent à l’époque où il séjournait en Afghanistan à la fin des années 1990, présentent l’adaptation jihadiste la plus évoluée de la G4G. L’élément primaire de l’itération de la G4G par Al Suri repose dans le slogan «nizam, la tanzim» (système, mais pas organisation). Cette phrase implique un certain nombre de doctrines de la G4G et démontre une évolution significative dans l’utilisation de «l’intention du commandant», de la dissémination du champ de bataille et de la décentralisation de la logistique.
– Intention du commandant
De tous les éléments primaires de la G4G développés par Al Suri, aucun n’a subi une évolution similaire à «l’intention du commandant». Dans la description de la G4G de Lind, la notion d’intention du commandant constitue une caractéristique intégrale de la dissémination du champ de bataille. Comme l’affirme Lind de manière succincte, la dissémination du champ de bataille «exigera même du plus bas niveau [de la direction stratégique] d’opérer de manière flexible sur la base de l’intention du commandant». Selon le modèle de Lind, les individus n’opérent qu’avec un semblant d’appareil de commande et de contrôle.
En comparaison, dans le système individualisé du jihad d’Al-Suri, la fonction de commande et de contrôle revient à chaque agent ou à chaque chef de cellule. En essence, il n’y a pas de hiérarchie organisationnelle de laquelle tirer une quelconque instruction au niveau opérationnel. De fait, comme éléments inhérents d’une structure disséminée et inexistante en tant qu’organisation, les individus fonctionnent de manière autonome selon le principe de l’intention du commandant.
Un autre aspect – plus évolué – réside dans le fait que, comme il n’y a pas de hiérarchie organisationnelle, la notion traditionnelle de «commandant» est légèrement modifiée: au contraire d’un groupe militaire ou terroriste conventionnel, dans lequel existe un minimum de structure organisationnelle, celle-ci est tout simplement supprimée dans le système d’al-Suri. A la place, on retrouvera un leadership idéologique qui n’est pas directement lié à des agents individuels. L’intention du commandant et la planification stratégique du mouvement seront disséminées non par des canaux structurés mais plutôt par des communiqués, des articles sur Internet et des déclarations télévisuelles. Les agents feront toujours référence à leur leadership idéologique. Il s’agit ici d’un schisme dans le jihad salafiste global entre le leadership stratégique et les agents: chacun joue son propre rôle vital dans le jihad, même les agents et le leadership stratégique ne sont plus liés par une organisation. Al-Suri a noté à plusieurs reprises que des individus comme lui qui «possèdent le talent pour réfléchir aux expériences jihadistes et en tirent des leçons pour prédire la nature et les futures confrontations et batailles» ne doivent pas s’isoler et ainsi «combler une lacune importante dans la bataille».
– Dissémination du champ de bataille
Dans son article d’origine, Lind décrit la guerre de la quatrième génération comme «non-linéaire, probablement au point de ne pas présenter de champ de bataille définissable». De ce point de vue, le système d’Al Suri coincïde presque parfaitement avec le modèle de Lind, même si dans le jihad d’Al Suri, la dissémination du champ de bataille est accentuée.
Malgré son insistance sur la libération du Dar al-Islam, al-Suri exhorte tous les jihadistes à frapper l’ennemi partout. Il en appelle également à chaque musulman – indépendant du lieu où il se trouve – à se «réveiller de son sommeil» et prendre les armes du jihad. En incitant les masses à se lancer dans le jihad, al-Suri considère la planète entière comme un champ de bataille. Dans ce sens, la conception de Lind de la G4G d’agents opérant sur un champ de bataille indéfinissable a été développée par al-Suri: il inclut des agents qui proviennent directement des sociétés enemies.
Comme on l’a constaté à l’occasion de différents complots ces dernières années, les jihadistes qui sont nés et ont grandi à l’Ouest assument un rôle toujours plus important dans le jihad salafiste global.
– Logistique décentralisée
Selon Lind et ses co-auteurs, la «dépendance décroissante d’une logistique centralisée» constitue l’un des aspects important de la G4G. Avec la dissémination du champ de bataille et la distension des liens organisationnels, les agents de la G4G sont – de plus en plus – responsables de leurs besoins au niveau de l’infrastructure. Selon les propos d’al Suri, les individus et les cellules qui participent au jihad global doivent devenir auto-suffisantes du fait d’une structure organisationnelle inexistante et la dissémination complète du champ de bataille. Alors que les agents de générations antérieures pouvaient compter sur leur organisation pour la logistique opérationnelle et le financement, le jihadiste en tant qu’individu constitue l’alpha et l’oméga du processus logistique dans le système d’al Suri. Ceci pourrait constituer un fardeau supplémentaire pour des jihadistes inexpérimentés et mal entraînés opérant dans un environnement hostile (et rendu encore plus hostile par l’augmentation des capacités sécuritaires des différentes institutions). Afin de compenser cela, al-Suri envisage un corps de jihadistes internationaux et itinérants chargés de fournir des fonds et une expertise si nécessaire. Cet arrangement présente cependant un désavantage implicite: si les jihadistes internationaux ne devaient pas participer à des opérations-suicides ou minimiser leurs traces opérationnelles, ceci constituerait une faiblesse importante dans le système, qui pourrait constituer une occasion pour les organes du contre-terrorisme.
Modèle pour l’avenir
Comme le complexe militaro-industriel évolue dans son adaptation et mise en pratique des écrits de Lind, le jihad salafiste global est également en évolution: alors que le processus de maturation continue, l’un des deux scénarios suivants va se réaliser. Soit le système du jihad prôné par Al-Suri va provoquer une phase de recentralisation, soit les écrits d’Al Suri vont se réaliser et on assistera à une insurrection globale autonome.
Dans le premier scénario, les insurgés, opérant sous une notion dégradée de l’intention du commandant vont dévier et modifier leur ligne de conduite stratégique. En réaction directe à l’accent mis par Al Suri sur le jihad individuel, les agents vont, de plus en plus, modifier leur interprétation des normes idéologiques acceptées. Résultat: un système de jihadistes mettant en pratique des tactiques et des stratégies très éloignées de celles adoptées par les dirigeants du jihad global et violant des doctrines idéologiques et religieuses établies depuis longtemps. Alors que ce processus nécessitera sans doute une longue période de maturation, certaines indications laissent à penser que celui-ci est déjà en route. La manifestation la plus évidente et explicite a été observée en juillet 2005 dans une lettre interceptée, addressée par Ayman al-Zawahiri à Abu Musab al-Zarqawi. Dans cette lettre, al-Zawahiri fustigeait les décapitations macabres d’al-Zarqawi et encourageait le défunt leader d’Al Qaida en Irak à «tuer par balle». En réponse à ce processus, les leaders du jihad salafiste global feront un effort accru pour réétablir le jihad sous forme d’organisation («jihad tanzim»). Ceci rendra les agents responsables vis-à-vis de l’organisation tout en améliorant les «standards d’admission» pour les aspirants jihadistes.
Selon l’autre possibilité, les jihadistes suivront les écrits d’Al Suri, opéreront selon les mêmes paramètres que leurs prédécesseurs et établiront une insurrection globale autonome. Comme présenté ci-dessus, ceci conduira à la création spontanée de cellules sur le globe sans affiliation organisationnelle. Les jihadistes apprendront les tactiques sur Internet et par la bouche des combattants revenant des scènes ouvertes du jihad comme l’Irak et l’Afghanistan.
Conclusion
Abu Musab al-Suri a développé l’interprétation la plus évoluée des principes de la doctrine de la guerre de la quatrième generation. Al-Suri a adapté ces principes et son interprétation afin de la rendre applicable au jihad salafiste global d’une façon encore inconnue à ce jour. Même si on peut trouver des éléments comparables aux écrits d’Al Suri dans la guerre de la troisième génération, ce qui rend Al-Suri unique est son appel à la dissémination de la structure du leadership et donc de l’élément «commande et contrôle» du jihad. Cette décentralisation de l’élément de prise de décision aura un impact profond sur les cibles, les tactiques et la stratégie. Comme on a pu l’observer à Londres, Madrid, Toronto, aux Pays-Bas et ailleurs, les jihadistes dépendent de moins en moins de l’organisation d’Ousama Ben Laden pour leur ligne de conduite opérationnelle et pour leurs besoins logistiques.
Andrew Black
Notes
1. Cet article est strictement focalisé sur la comparaison entre le «jihad nizam» d’Al Suri et la G4G de Lind et ne traite pas de la discussion actuelle sur une éventuelle guerre de la 5ème génération. Même s’il existe une différence entre l’interprétation de la G4G d’al-Qurayshi et al-Suri, ceci ne constitue pas un décalage qualitatif en terme de génération: même si certains éléments de cette future 5ème génération sont présents dans les écrits d’Al-Suri, d’autres éléments cruciaux sont externes à son traité stratégique et devront être examinés dans l’avenir.
© 2006 Jamestown Foundation. Terrorisme.net remercie la Jamestown Foundation d’avoir autorisé la traduction et la publication de cet article.
Traduction: Jean-Marc Flükiger