Dans ses récentes recensions, Terrorisme.net s’est intéressé aux problèmes éthiques soulevés par les différents aspects du terrorisme 1). A cet effet, le recueil édité par Tony et Coady et Michael O’Keefe – deux chercheurs de l’université de Melbourne – constitue un complément intéressant à l’ouvrage édité par Igor Primoratz (2).
Paru en 2002 en réaction “à chaud” aux événements du 11 septembre, ce recueil propose plusieurs textes, réédités dans l’ouvrage d’Igor Primoratz une année plus tard. Ainsi les articles de C.A.J (Tony) Coady (“Terrorism, Just War and Supreme Emergency”), de Robert Young (“Political Terrorism as a Weapon of the Politically Powerless”), et d’Igor Primoratz (“State Terrorism”) ont été repris, moyennant quelques modifications et mises à jour (à l’exception de l’article “State Terrorism” qui a été complété pour devenir “State Terrorism and Counter-Terrorism”).
Pourtant même si le republication du tiers du volume dans l’excellent recueil de Primoratz pourrait constituer un argument pour s’épargner l’achat du volume de Coady et O’Keefe, quelques articles méritent d’être mentionnés, comme celui de Janna Thompson, “Terrorism and the Right to Wage War” (3), dont les réflexions sont d’importance pour la difficile question de la définition du terrorisme.
Le problème de la définition du terrorisme dans la perspective du vote des Nations Unies
Après plus de 30 ans de dispute autour de la définition du terrorisme, l’Assemblée générale des Nations Unies s’apprêtera, lors de sa session de septembre, à voter sur une proposition du Secrétaire Général. Au paragraphe 91 de son rapport “Dans une liberté plus grande: Développement, sécurité et respect des droits de l’homme pour tous” (4), le Secrétaire général propose de définir le terrorisme comme:
tout acte, outre ceux déjà visés par les conventions en vigueur, commis dans l’intention de causer la mort ou des blessures graves à des civils ou à des non-combattants, dans le dessein d’intimider une population ou contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir un acte ou à s’abstenir de le faire.
L’article de Janna Thompson constitue un instrument d’analyse très intéressant pour cette définition. En effet, ses réflexions permettront de mettre en lumière certains aspects – peu évidents – de la définition et tirer des conclusions normatives possibles sur l’issue des débats. Il est cependant important de remarquer ici que la question de la définition est une issue hautement politique: des considérations sur les forces et pressions en présence seraient probablement plus fiables quant aux pronostics.
Le fait de classifier des actes terroristes comme actes criminels ou actes de guerre a des conséquences importantes. En qualifiant la nature des cibles d’actes terroristes de “civils” ou des “non-combattants”, la définition proposée par le Secrétariat général place les actes terroristes dans la catégorie des actes de guerre. Dans ce sens, les individus qui commettent ces actes bénéficient du statut de combattant, régi par les conventions internationales sur les prisonniers des guerres (Conventions de la Haye 1907, de Genève 1949 et Protocoles additionnels 1977). Comme le dit Thompson
En étant considérés comme prisonniers de guerre, les individus sont protégés par une certaine convention internationale. Leur traitement est soumis à un contrôle international et il n’est pas clair si le gouvernement du pays dans lequel les individus ont commis ces actes ont un droit moral et légal de les faire comparaître pour crimes de guerre ou de les extrader pour les juger. (p.88)
En considérant effectivement les doutes soulevés quant à la capacité juridictionnelle des différentes législations nationales pour juger les terroristes, tous les terroristes devraient être jugés par des cours internationales, comme le Tribunal pénal international de la Haye. Ceci irait à l’encontre des pratiques actuelles de certains états (comme dans le cas des terroristes palestiniens incarcérés et jugés en Israël, par exemple) et poserait des problèmes pratiques sévères.
De plus, le statut de combattant est lié à certains privilèges, comme le révèle le cas des grèves de la faim des prisonniers de l’IRA dans la prison deMaze suite à la révocation de leur statut de prisonniers de guerre,
Être un combattant fournit un statut, ainsi que quelques privilèges, c’est la raison pour laquelle les prisonniers de l’IRA se sentaient concernés. En tant que membres d’organisations paramilitaires, les prisonniers de l’IRA s’étaient vus accorder certains privilèges: ils n’avaient pas besoin de porter d’uniformes, ni de travail pénitentiaire. (p.88)
Mais le statut de combattant est également lié à certaines contraintes
D’autre part, dans la plupart des pays, les criminels ont des droits dont les prisonniers de guerre ne disposent pas. Il ne peuvent être incarcérés, ou incarcérés indéfiniment sans avoir été jugés; s’ils sont jugés innocents, ils doivent être relâchés. Les prisonniers de guerre peuvent être incarcérés aussi longtemps que durent les hostilités, qu’ils soient coupables de crimes de guerre ou pas et les gouvernements ont parfois essayé de justifier la détention d’individus sans procès en invoquant de possibles soupçons ou le fait qu’ils s’agissaient de combattants possibles. Le gouvernement américain a justifié les mesures adoptées récemment pour la détention sans procès ou le jugement par des tribunaux militaires de personnes suspectées d’appartenance au réseau Al Qaida comme une réponse raisonnable à la guerre menée par cette organisation contre l’Amérique. (p.88)
A la suite des scandales suscités ces dernières années par la détention illimitée et sans procès des prisonniers de Guantanamo, on peut se demander dans quelle mesure les États membres des Nations Unies accepteront les conséquences normatives et pratiques possibles d’une telle définition du terrorisme.
En conclusion, la définition proposée soulève deux problème: d’une part le système juridique international étant basé sur la souveraineté des États, peu seront disposées à abandonner leurs prérogatives juridiques. D’autre part, l’outrage provoqué dans l’opinion publique internationale par les détentions de ces derniers mois à Guantanamo pourrait bien inciter les gouvernements à se montrer prudents par rapport aux conséquences de l’adoption de la définition proposée.
Cependant comme noté plus haut, des considérations plus politiques et pragmatique des États membres des Nations Unies pourraient avoir raison des hypothèses émises ci-dessus.
La définition proposée présente cependant un avantage certain: en se focalisant sur la nature des victimes, cette définition évite, comme le précise Ninina Stephen dans son article “Toward a Definition of Terrorism” (5), l’écueil de l’adage “le terroriste d’une personne est le combattant de la liberté d’une autre”
Considérer soit la qualité d’un acte de violence soit ses motifs comme test universellement accepté dans la question du terrorisme criminel me semble vain. Aucun de ces critères n’est immunisé contre la vieille pierre d’achoppement que constitue l’adage “le terroriste d’une personne est le combattant de la liberté d’une autre”. Au contraire, ceci n’est pas le cas si l’on adopte le troisième élément d’un acte de violence, l’identité des victimes. (p.5)
Fanon et Ben Laden
Dans son article consacré à l’idéologie de la libération (6), Aleksandar Pavkovic compare les justifications du terrorisme proposées par Ossama Ben Laden et Frantz Fanon, un des idéologues principaux de la lutte anti-colonialiste. Comparant l’article “De la violence” de Fanon (7) et la déclaration de Ben Laden du 7 octobre 2001 (8), Pavkovic souligne la ressemblance entre les deux systèmes idéologiques: les deux distinguent entre oppresseurs (les infidèles pour Ben Laden et les Européens pour Fanon) et opprimés (le monde musulman pour Ben Laden et les peuples colonisés pour Fanon). Les deux systèmes considèrent également que
Chaque membre du groupe opprimé (par exemple des gens colonisés) est sujet à l’oppression et par analogie, chaque membre du groupe opprimé partage cette oppression. (p. 60)
Par conséquent, aucun membre d’un système oppressif n’est “innocent”:
Au sein du cadre de cette idéologie, un individu n’est pas un oppresseur en vertu d’un acte spécifique d’oppression mais par son appartenance au groupe qui, collectivement, opprime. Ce type de définition de l’oppresseur par analogie au groupe d’opprimés garantit qu’à l’intérieur du groupe des oppresseurs il n’y a pas “d’innocent” et qu’au sein des opprimés, il n’y ait pas de “non-opprimé”. (p.60).
L’idéologie de la libération offre deux types de justification principale au terrorisme: le droit présumé à la punition de groupe et une justification de type “la fin justifie les moyens”. Considérant que la participation à un système oppressif est seule nécessaire pour déterminer le statut d’oppresseur d’un individu, une attaque contre n’importe quel membre du groupe est justifiée, indépendamment du degré de participation au système oppressif:
Ainsi, dans ses déclarations, Osama Ben Laden fait l’éloge des actes terroristes contre les infidèles comme des actes de vengeance contre les oppresseurs qui, à titre de groupe, oppriment les croyants. (p. 64)
Selon Pavkovic, le droit à la punition de groupe pose deux problèmes: d’une part on peut mettre en doute le fait que la seule appartenance à un système oppressif puisse être déterminante dans le cas de la question de l’innocence. En effet,
Certains individus appartenant à ce groupe [des oppresseurs], comme les infirmes et les mineurs, n’ont pas la capacité d’être responsables des actes qui conduisent à l’humiliation ou à l’oppression. (p.64)
D’autre part, ce qui est valable pour la punition d’individus n’est pas forcément le cas pour la punition de groupes
la punition individuelle est infligée à un individu qui a commis une action particulière. Mais les groupes et les individus choisis au hasard ne sont pas responsables (du moins pas de cette manière) pour des actions particulières perpétrées par des individus spécifiques. (p.64)
La comparaison entre l’idéologie religieuse de Ben Laden et le système idéologique ouvre incontestablement de nouvelles perspectives herméneutiques: l’étude de l’idéologie religieuse du terrorisme musulman se laisserait-elle englober dans la mise perspective plus générale d’une idéologie de type oppresseur- oppressé?
Terrorisme et responsabilité collective
Le problème de la responsabilité et de la punition collective est traité de manière plus exhaustive par Seumas Miller dans son article “Osama bin Laden, Terrorism and Collective Responsibility” (9). Pour Miller, les positions “collectivistes” défendues par des auteurs comme David Cooper ou Peter French ont des conséquences tragiques dans le cas de situations conflictuelles comme le terrorisme ou la guerre:
À moins d’assumer que les agents collectifs constituent des entités purement épiphénoménales qui peuvent être punies ou récompensées sans aucun effet causal sur leurs membres au niveau individuel – une position rejetée par French – le chemin est tout tracé pour faire du mal à des individus pour des torts dont ils ne sont pas responsables, pour autant que ces individus soient membres d’entités collectives responsables de ces torts (p.51)
Pour Miller, cependant la seule forme de responsabilité collective est celle de la “responsabilité conjointe” (“joint responsibility”):
Selon ce point de vue, seuls les individus qui accomplissent une action conjointe sont collectivement, ou conjointement, responsable des buts atteints par cette action (p.52).
Par “action conjointe” il faut entendre ici
Deux ou plusieurs individus accomplissent une action conjointe si chacun accomplit intentionnellement une action individuelle, mais le fait en croyant qu’il réalisera conjointement un objectif partagé par chaque participant (…) Par exemple les terroristes qui ont détourné le vol American Airlines no11 et l’ont écrasé dans la tour nord du World Trade Centre à New York ont accompli une action conjointe (…) Chaque terroriste a, par son ou ses actions, contribué à l’action qui visait au but collectif d’écraser l’avion dans le bâtiment, à tuer les passagers, les personnes qui travaillaient dans les tours et eux-mêmes. (p.52-53).
Miller conçoit que l’assistance à des actions conjointes puisse conduire à une forme de responsabilité, mais diminuée. Il admet cependant que des actions violentes puissent être justifiées contre des personnes à la responsabilité diminuée mais seulement dans le cas d’
employés du gouvernement comme des administrateurs ou des policiers qui se retiennent intentionnellement d’assister les personnes dans le besoin parce que leur gouvernement leur a demandé de ne pas le faire. (p. 56)
Comme dans le cas des terroristes du 11 septembre, Miller nous donne un cas qui semble moralement évident: le gouvernement et l’administration sud-africains, responsables de mesures discriminatoires contre la population de couleur du pays. Dans ce cas, des actions terroristes contre les employés du gouvernement, forces de polices auraient été justifiées.
Conclusion
Malgré la réédition de nombreux articles de Terrorism and Justice dans le recueil de Primoratz, ce recueil offre quelques textes intéressants qui éclairent de nouveaux aspects des problèmes moraux soulevés par le terrorisme, tel le problème de la responsabilité collective. De par leur pertinence, les articles de Janna Thompson et Aleksandar Pavkovic méritent incontestablement une lecture approfondie. Dans le cas du système idéologique de la libération, on peut également se poser la question si celui-ci ne fournirait pas un instrument herméneutique adéquat pour l’étude du système idéologique religieux de groupes terroristes contemporains.
Jean-Marc Flükiger
Notes
(1) Voir à cet effet la recension du livre de Jean Bethke Elsthain, Just War Against Terror: The Burden of American Power in a Violent World, Basic Books, 2004 disponible à l’adresse https://www.terrorisme.net/p/article_148.shtml
(2) Pour une recension du recueil d’Igor Primoratz, Terrorism, the Philosophical Issues, Palgrave Macmillan, 2004, voir https://www.terrorisme.net/p/article_154.shtml
(3) Janna Thompson, “Terrorism and the Right to Wage War”, pp. 87-96.
(4) Le document est disponible en ligne à l’adresse http://www.un.org/french/largerfreedom/
(5) Ninian Stephen, “Toward a Definition of Terrorism”, pp.1-7.
(6) “Towards Liberation: Terrorism from a Liberation Ideology Perspective” pp. 58-71.
(7) Paru dans son recueil de textes, les Damnés de la Terre, avec une préface de Jean-Paul Sartre, édition de la Découverte, Paris, 1987.
(8) Voir la traduction anglaise de l’Associated Press, http://users.skynet.be/terrorism/html/laden_statement.htm, Pour une traduction française voir http://www.chretiens-et-juifs.org/article.php?voir[]=749&voir[]=4178
(9) Pp. 43-57.
Tony Coady and Michael O’Keefe (dir.), Terrorism and Justice, Melbourne University Publishing, 2002 (144 p.).