Le Hezbollah libanais est considéré par les autorités américaines comme un groupe terroriste, mais d’autres pays s’abstiennent de lui appliquer cette étiquette: on se souvient de la controverse internationale provoquée par le premier ministre français Lionel Jospin en février 2000, à l’occasion d’une visite en Israël, lorsqu’il avait accusé le Hezbollah de terrorisme. Le Hezbollah représente plus qu’un groupuscule activiste: c’est une formation politique qui jouit d’une véritable base dans sa communauté et dont le rôle au Liban est indéniable. Une nouveau livre nous offre l’occasion de parfaire nos connaissances à son sujet, et notamment ses justifications par rapport au recours à la violence.
Même si l’on tente de s’en tenir à une définition technique et “neutre” du terrorisme, le cas du Hezbollah nous conduit au coeur du problème de la délimitation entre mouvement de guérilla ou de résistance et groupe terroriste.
Professeur assistante à l’Université américaine du Liban, Amal Saad-Ghorayeb, auteur de l’ouvrage Hizbu’llah: Politics and Religion (2002), est elle-même d’origine libanaise, mais a été élevée en Grande-Bretagne. Elle ne cache pas que son livre – fruit de sa thèse de doctorat – est né d’une fascination pour ce groupe et d’une irritation face à la catégorisation terroriste du Hezbollah en Occident. Le lecteur perçoit une certaine sympathie de l’auteur pour son sujet. C’est ce qui fait l’intérêt du volume: plus que ne le ferait un ouvrage hostile, il nous aide bien à comprendre la doctrine du Hezbollah.
L’auteur rappelle tout d’abord que le Hezbollah n’est pas uniquement la conséquence de l’invasion israélienne de 1982, même si celle-ci en a été la cause immédiate. Le mouvement fut aussi le résultat de la mobilisation politique de la communauté chiite, phénomène dont les racines remontent à la fin des années 1960 (p. 7). Le chiisme irakien a également exercé une influence, sans oublier bien sûr la Révolution islamique d’Iran. Ces différents facteurs ont débouché sur une islamisation du mouvement politique chiite au Liban.
Mais concentrons-nous sur les passages du livre relatifs à l’approche du Hezbollah par rapport à l’insurrection et au recours à la violence, puisque le groupe est notamment accusé des attentats d’avril et octobre 1983.
La rébellion contre un Etat séculier simplement sous le prétexte qu’il n’applique pas la loi islamique n’est pas approuvée par le Hezbollah (p. 22) – ce qui le distingue de certains groupes radicaux sunnites. Il faut noter au passage que, à la différence des groupes sunnites, les chiites ne voient pas dans l’établissement de l’Etat islamique le retour à un âge d’or idéalisé, mais plutôt un projet utopique encore à réaliser (p. 32).
Surtout, montre Amal Saad-Ghorayeb, le mouvement a horreur du chaos: face au risque de celui-ci, mieux vaut un ordre politique imparfait, même répressif (p. 25). Le Hezbollah appelle les islamistes des différents pays à rechercher le dialogue même avec les pouvoir politiques qui s’opposent à eux (pp. 23-24). Ce n’est que lorsque n’existe aucune autre solution ou que la participation au système entraîne un mal plus grand que la violence est admise.
Le Hezbollah reconnaît le principe du velayat-e faqih, c’est-à-dire de la tutelle du juriste-théologien, selon le système élaboré en Iran par Khomeyni et qui débouche dans ce pays sur deux sources d’autorité, avec le pouvoir de nature théocratique conféré au “Guide de la Révolution” à côté du gouvernement. Le Hezbollah fait allégeance au faqih, au “guide” iranien, mais pas au gouvernement iranien. Par cette allégeance, le mouvement démontre sa nature panislamique, mais à d’autres égards il se comporte en groupe nationaliste: des martyrs sont prêts à se sacrifier aussi pour la libération du territoire national (p. 83).
Le Hezbollah ne peut accepter le recours aux “missions de martyre” comme stratégie militaire qu’en raison de l’approbation reçue du faqih. La sanction de l’autorité religieuse est indispensable aux yeux d’un tel groupe.
Le Hezbollah n’est pas prêt à légitimer tout type de recours à la violence. Il justifie certes l’attentat à la bombe contre les baraquements américains au Liban: il s’agissait de réagir contre une expédition militaire (p. 100). A l’inverse, il condamne l’assassinat de touristes en Egypte ou de moines trappistes en Algérie (p. 101). De même que l’assassinat de civils occidentaux, l’usage de la violence sur territoire occidental semble en principe rejeté, selon l’auteur (p. 102).
Le jihad est avant tout perçu comme défensif par le Hezbollah. Sans l’impératif du jihad défensif, le martyre ne serait que suicide, et donc condamné.
Le martyre est une notion centrale dans l’idéologie du Hezbollah, enracinée dans l’héritage chiite du mouvement (p. 127). La notion de martyre inclut tant la mort préméditée (missions suicides) que la mort non préméditée – sur le champ de bataille ou ailleurs (p. 128). Une personne tuée par l’adversaire peut être définie comme martyre si elle est morte au service de la cause, même s’il ne s’agissait pas d’une personne engagée dans des opérations armées (p. 122).
Selon le Hezbollah, c’est l’acceptation de la mort qui marque la véritable différence par rapport à l’ennemi israélien. L’être humain étant destiné à mourir de toute façon, il est raisonnable, estime le Hezbollah, qu’il donne un sens à sa mort en servant la cause de Dieu, ce qui lui garantit une place au paradis (p. 129). Celui qui vit longtemps s’expose à d’autant plus de risques de compromettre son salut éternel: “la résistance et le martyre ont fini par être perçus comme des fins en elles-mêmes.” (p. 130)
Le moudjahid qui s’engage dans une opération de martyre (mission suicide) sert l’islam au plus haut point possible: l’auteur du premier attentat suicide, qui fit plusieurs dizaines de victimes militaires israéliennes en 1982, est qualifié de “prince de tous les martyrs“, et le “jour des martyrs” célébré annuellement prend pour date l’anniversaire de cette opération (p. 131). Le martyr dont la mort est préméditée est en effet supérieur aux autres, puisqu’il atteint le plus haut niveau du sacrifice de soi (p. 132).
Les attentats suicides sont également choisis parce qu’ils permettent de compenser le déséquilibre de la force de frappe par rapport à l’ennemi. L’auteur observe que le Hezbollah n’envoie quelqu’un au martyre que si l’impact prévisible sur l’ennemi est élevée: sinon, la perte d’une vie humaine n’est pas justifiée, car il s’agit aussi d’atteindre la victoire à travers le martyre (pp. 132-133).
Le Hezbollah doit se livrer à quelques efforts pour justifier les attaques indiscriminées contre des civils israéliens, même s’il peut les rationaliser du fait de leur participation au projet sioniste. Il déclare “comprendre” les raisons du Hamas, mais ne pas s’engager lui-même dans de telles activités – en précisant qu’il les entreprendrait cependant aussi si l’Etat sioniste avait été fondé au Liban (p. 146). Les actions du Hamas sont interprétées comme de l’autodéfense: cela permet donc de légitimer, et même d’exalter, les “opérations de martyre” palestiniennes, dont la poursuite est encouragée. Elles sont en outre interprétées comme une solution face à la situation des Palestiniens: “Nous vivons dans un monde […] qui ne comprend que la logique du sang“, expliquent les dirigeants du Hezbollah (p. 147) Le Hezbollah décrit la société israélienne comme entièrement militarisée, ce qui efface la distinction entre militaires et civils (p. 148). Aucun Israélien ne peut donc prétendre être un civil ordinaire, ce qui permet même de tolérer que des enfants soient victimes des attentats, dans la logique de ce raisonnement (p. 149).
Dans l’ensemble, le livre permet – sur d’autres questions également – de mieux comprendre les principes idéologiques développés par le Hezbollah. Celui-ci peut raisonner en termes d’intérêt stratégique, et pas simplement d’application d’une grille idéologique. Même si cette grille islamique est capitale (également pour légitimer le recours aux attentats suicides), elle s’élargit – théoriquement en tout cas – au delà du cadre de l’islam: le Hezbollah reprend la distinction faite par Khomeyni entre oppresseurs et opprimés (distinction qui ne repose pas sur l’appartenance religieuse) et exprime une admiration pour des figures et mouvements non musulmans, du moment qu’ils se battent contre l’oppression.
Quant à sa classification en tant que groupe terroriste par les Etats-Unis, le Hezbollah y voit une tentative de délégitimer le résistance à l’occupation israélienne: cette classification n’est perçue que comme une conséquence du refus de la domination américaine par un mouvement qui retourne bien sûr l’étiquette pour l’appliquer aux Etats-Unis (le “plus grand Etat terroriste du monde“) et à Israël (p. 94).
Amal Saad-Ghorayeb, Hizbullah: Politics and Religion, Londres / Sterling (Virginie), Pluto Press, 2002, 254 p.
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