Les services de sécurité japonais étaient tellement habitués à devoir faire face au défi du terrorisme d’extrême-gauche qu’ils n’avaient pas imaginé une action terroriste venant d’un groupe religieux: pour tous ceux qui doivent s’occuper de détection précoce des risques, une leçon à retenir…
Depuis le spectaculaire attentat au gaz sarin commis le 20 mars 1995 dans le métro de Tokyo, le cas d’Aum Shinrikyo a suscité la publication de nombreux articles et de plusieurs livres. La meilleure approche d’ensemble de l’affaire est celle proposée par Ian Reader dans son volume Religion and Violence in Contemporary Japan.
Plusieurs autres ouvrages méritent cependant d’être lus en complément, entre les textes rassemblés par Robert Kisala et Mark Mullins dans un volume collectif publié sous le titre Religion and Social Crisis in Japan (2001).
Plusieurs chapitres de ce livre, à vrai dire, avaient déjà été publiés dans des revues scientifiques, mais pas toujours facilement accessibles. Le lecteur est donc reconnaissant à Kisala et Mullins de les avoir rassemblés.
Les auteurs abordent le cas d’Aum dans différentes perspectives: l’évolution d’Aum en tant que mouvement religieux (Susumu Shimazono), les conséquences politiques et légales de l’affaire (Mark Mullins), l’opposition à Aum et le mouvement antisectes au Japon (Manabu Watanabe), etc. Comme l’ont également fait d’autres ouvrages, ils contribuent à éclairer les circonstances du développement de la violence dans le groupe, car l’attentat au gaz sarin fut le point culminant d’autres actes violents dirigés tant vers l’intérieur que vers l’extérieur.
Du point de vue de l’étude des terrorismes, deux contributions retiennent spécialement l’attention.
Un chapitre particulièrement fascinant est celui que consacre Michiko Maekawa à la réaction des membres d’Aum à la crise, puisque le mouvement comptait au Japon quelque 10.000 membres (dont 1.400 engagés à plein temps dans la voie monastique) au moment de l’attentat. Au premier abord, les interventions policières semblèrent confirmer les prophéties d’Asahara, selon lesquelles le groupe ferait l’objet de persécutions dans un proche avenir; les moines vivant dans des centres d’Aum avaient été préparés à faire face à de telles interventions. Les accusations étaient interprétées comme faisant partie d’un complot contre Aum. L’enquête était donc interprétée par ceux des membres qui ignoraient la réalité du sinistre arrière-plan du groupe comme une manifestation de persécution religieuse.
Au fil des mois, cependant, des preuves irréfutables s’accumulèrent. Pourtant, si certains membres d’Aum firent alors défection (de juillet à septembre 1995, plus de la moitié des moines encore membres quittèrent le mouvement), ce ne fut pas le choix de tous. Les dirigeants encouragèrent les fidèles à ne pas trop s’en préoccuper: dans leur voie ascétique, il ne convenait pas, expliquèrent-ils, de s’occuper intensivement des affaires de ce monde… “Vos préoccupations et vos doutes sur cette question sont simplement une manifestation de votre propre impureté.” (p. 186) La fin était prévue comme imminente, et les défections essuyées par le groupe n’en constituaient que le prélude.
Les membres fidèles en arrivèrent à estimer qu’il y avait derrière l'”incident” une signification plus profonde que les apparences. En fait, ce qui ébranla le plus certains membres fut le refus d’Asahara d’admettre devant le tribunal sa doctrine du poa, c’est-à-dire que tuer pouvait être, dans certains cas, un acte de compassion pour empêcher une personne d’accumuler un mauvais karma. Maekawa cite cette confession d’un membre qui finit par quitter le groupe:
“Lorsque l’incident du gaz sarin se produisit, je réfléchis à cette question de la façon suivante. Même si Aum était responsable, c’était la bonne chose à faire. Cela à cause du caractère approprié de l’enseignement au sujet du poa. A cause de cet enseignement, l’incident n’ébranla aucunement ma foi. Mais ensuite, Asahara et les autres personnes impliquées par l’enquête refusèrent d’admettre la doctrine du poa […]. Ce fut cela qui me fit perdre ma foi.” (p. 199)
Ces propos illustrent de façon frappante comment le recours à la violence, au meurtre, au terrorisme, peut se trouver théologiquement rationalisé et justifié: ce n’est pas la justification de l’assassinat qui choque cet ex-disciple d’Asahara, mais le refus de ce dernier d’assumer publiquement son enseignement!
Ceux qui restent fidèles à Aum se caractérisent, selon Maekawa, par une certaine indifférence à l’égard de l'”incident”, attitude qui peut trouver appui dans l’enseignement et dans le rapport au monde, mais surtout dans le bénéfice supposé que les adeptes disent retirer de leur pratique (p. 206). On peut parler ici d’une approche égocentrique – mais qui ne prédispose pas nécessairement de tels membres à adopter une attitude agressive vers l’extérieur, puisqu’ils sont entièrement repliés sur leur pratique spirituelle.
L’autre chapitre qui présente un intérêt particulier du point de vue de la recherche sur le terrorisme est celui consacré par Christopher Hughes aux réactions de la police et des forces de sécurité à l’affaire.
En effet, même si des avertissements avaient déjà été lancés par certains milieux au sujet d’Aum, le sentiment des observateurs a souvent été que la police avait beaucoup tardé à intervenir sérieusement, trop atachée au respect des lois protégeant la liberté religieuse.
L’intérêt de l’approche de Hughes est de replacer la réaction des services de sécurité dans le contexte de l’histoire du terrorisme au Japon. En effet, fait-il remarquer, “le terrorisme n’était nullement un nouveau phénomène au Japon” (p. 55). La police prêtait attention aux activités des groupes extrémistes et, du point de vue des activités terroristes, la principale menace au Japon avait été celle présentée par différents mouvements d’extrême-gauche. La nature de la menace était donc claire – et les institutions chargées d’y faire face ne manquèrent pas d’efficacité dans leur action.
Hughes soutient que le manque d’attention accordée à Aum par les organes chargés de prévenir les menaces terroristes a été la conséquence de leur représentation de la menace: ils en étaient restés au modèle de la menace terroriste d’extrême-gauche et n’imaginaient pratiquement pas que le terrorisme indigène puisse également être le fait de groupes religieux. En outre, ils n’avaient tout simplement pas à disposition l’expertise nécessaire pour ce genre de phénomènes. Les autorités compétentes auraient donc souffert d’une “fixation sur des groupes terroristes du type de ceux de la guerre froide” et n’auraient ainsi pas saisi “la nature changeante du terrorisme“.
Assurément une leçon profitable à tous ceux qui s’occupent de l’analyse ou de la prévention des menaces terroristes…
En l’an 2000, Aum Shinrikyo a décidé sa propre dissolution et le groupe a été rebaptisé Aleph. Voici la section anglaise de son site:
http://english.aleph.to/
Le site du CESNUR (Centre d’études sur les nouvelles religions) rassemble dans ses archives électroniques les articles de presse (en anglais surtout) relatifs à l’affaire Aum:
http://www.cesnur.org/2002/aum.htm
Robert K. Kisala et Mark R. Mullins (dir.), Religion and Social Crisis in Japan: Understanding Japanese Society Through the Aum Affair, Basingstoke (Hampshire) / New York, Palgrave, 2001 (228 p.).