S’il y avait une figure embématique du terrorisme contemporain avant celle d’Oussama ben Laden, c’était bien celle de Carlos, de son vrai nom Ilich Ramírez Sánchez. En prison en France depuis 1994, il a publié il y a quelques mois un livre qui permet en même temps de mesurer la différence entre ces deux modes de terrorisme, malgré les références admiratives que fait à plusieurs reprises Carlos au Saoudien.
Nous n’entrerons pas ici dans le débat pour déterminer s’il est judicieux qu’un terroriste emprisonné soit autorisé à propager ses idées par l’écrit. Le livre ne semble d’ailleurs pas être devenu un succès d’édition et, s’il figure sur les rayons des librairies, il paraît surtout avoir du succès chez quelques services de diffusion en ligne proches de l’extrême-droite.
Du point de vue d’un site d’analyse tel que Terrorisme.net, ce document présente un réel intérêt, même si l’auteur tente de retrouver un rôle qu’il n’a plus (ce qu’illustre de façon un peu pathétique, par exemple, la reproduction du texte manuscrit d’un communiqué de l’an 2000, du fond de sa cellule, au nom de “l’Organisation de révolutionnaires internationalistes“, après le décès du président Hafez el Assad en Syrie [pp. 266-267]). Nous partirons du principe que le livre est réellement de la plume de Carlos et que le “rédacteur”, Jean-Michel Vernochet, s’est borné à mettre en forme des textes écrits par un homme dont le français n’est pas la langue maternelle. Le volume semble avoir été conçu sous forme de chapitres qui forment chacun un texte en soi et pourraient être lus individuellement.
Marxiste, musulman – révolutionnaire toujours
Carlos ne regrette rien. Idéologiquement, il a évolué, mais sans renier son passé: il semble plutôt avoir intégré par strates successives des apports variés. Il se réclame aujourd’hui à la fois des enseignements “de la raison et de la foi“: “l’islam et le marxisme-léninisme sont les deux écoles dans lesquelles j’aii puisé le meilleur de mes analyses” (p. 199).
A vrai dire, les idées et – peut-être plus encore – les sensibilités qu’il exprime paraissent assez éloignés, tant dans leur forme que dans le fond, des orientations marxisantes qui animaient nombre de groupes militants de l’époque à laquelle il s’est lancé lui-même dans l’action directe. Un marxisme à l’égard duquel il dit d’ailleurs avoir toujours eu une attitude pas vraiment inconditionnelle, sans le transformer en substitut de religion.
Sa conversion à l’islam, en 1975, a d’abord été simple démarche de solidarité à l’égard de ceux avec lesquels il combattait et pouvait à tout moment trouver la mort, une conversion de fraternité d’armes faite “un peu à la légère” (p. 24), reconnaît-il, mais il explique comment elle se serait transformée par la suite en adhésion plus réfléchie, ce qui lui fait placer maintenant ses espoirs dans “l’Islam révolutionnaire“, pour reprendre le titre du volume. Mais s’il éprouve aujourd’hui la conviction de la nécessité de la “foi en une vérité transcendante” pour l’aboutissement des combats à mener (p. 13), il ne se voit pas vraiment comme un soldat de l’islam: “la dimension mystique nécessaire me fait défaut” (p. 24).
C’est en Occidental que Carlos réagit et pense, même dans sa démarche islamique. L’Afghanistan des Taliban est manifestement assez loin de son idéal, même s’il tente par moments d’en donner une image un peu différente de celle qui domine en Occident. Partisan de la réouverture de l’ijtihad, il rêve de l’islam à son apogée culturelle, quand “[l]a tolérance et le dialogue étaient la règle” (p. 214).
Malgré le vibrant éloge du “magnifique combat” de Cheikh Oussama (ben Laden), Carlos relève d’un autre modèle révolutionnaire. Et “Cheikh Oussama” ne donnerait vraisembablement guère suite aux suggestions de Carlos de développer des relations stratégiques non seulement entre les différentes composantes jihadistes, mais aussi avec “des organisations non religieuses, peut-être, mais en tout cas anti-impérialistes…” (p. 100) Plus que le jihadisme issu du combat afghan, les tonalités du discours de Carlos rappellent des courants de la Révolution iranienne et leur rhétorique (en partie d’influence marxisante) sur le thème des “opprimés“.
Par rapport au marxisme-léninisme comme à l’islam, Carlos paraît assez loin de l’adhésion idéologique rigide que l’on rencontre souvent dans ces deux types de milieux, il y apporte trop de nuances. C’est plutôt l’action (au service de quelques idéaux assez généraux) qui paraît avoir été le moteur de la vie de Carlos. A travers les mutations idéologiques demeurent inchangés l’idéal révolutionnaire et la pratique du terrorisme. Cette ligne directrice, constamment tenue à travers des évolutions doctrinales, apparaît comme la ligne directrice de la démarche de Carlos et retient d’abord l’attention du lecteur:
“Je suis et demeure un combattant révolutionnaire. Et la Révolution aujourd’hui est, avant tout, islamique.” (p. 23)
Les Etats-Unis ou “l’empire des ténèbres”
Carlos s’affiche anticapitaliste et anti-américain, tandis qu’il est plus sympathique à l’Europe, bien qu’il ne se fasse guère d’illusions sur les capacités de redressement de celle-ci dans sa forme actuelle, seule la conquête spirituelle (pacifique) par l’islam pourra la sauver:
“Les derniers Européens, par là les hommes et les femmes qui ont gardé la fierté de leurs origines, ceux qui sont encore fidèles à l’héritage de leurs pères, en viendront à embrasser l’islam, pour eux, seul moyen de sauvegarder leurs valeurs, le patrimoine spirituel hérité d’une longue histoire pour ceux qui auront su garder le respect d’eux-mêmes, dont le refus de s’avilir au contact du fétichisme matérialiste.” (p. 63)
Il ne fait aucun doute pour lui que chaque action des Etats-Unis s’inscrit dans une stratégie globale. La charge culmine dans une perspective aux accents millénaristes – avec un retournement du thème de “l’empire du mal” que le président Reagan avait, il y a des années, appliqué à l’univers soviétique:
“Nous nous trouvons face au Diable. L’empire des ténèbres étend son ombre sur l’univers. […] Le mal s’étend sur la terre des vivants et repousse les forces du bien. […] Le 11 septembre l’Amérique a déclaré la guerre, mais pas la guerre au terrorisme, ni aux seuls Arabes, encore moins à l’Islam qu’elle a su utiliser et manipuler selon ses besoins, mais elle a déclaré la guerre à tous les peuples parce qu’elle veut les soumettre…” (p. 191)
Le “mal” finira bien sûr par mordre la poussière, mais Carlos nous annonce que ce ne sera pas sans avoir laissé derrière lui des décombres…
Eloge politique et romantique du terrorisme
Contrairement à beaucoup de terroristes qui préfèrent éviter le terme ou le rejettent, Carlos l’assume sans hésitation, mais il le retourne: à ses yeux, le terroriste est un combattant comme un autre.
“La qualification de terroriste et la réprobation morale qui s’y attache sont bien sûr uniquement réservées à ceux qui font le sacrifice de leur vie pour une cause qu’ils estiment juste et presque toujours avec des moyens rudimentaires, voire artisanaux.” (p. 123)
“Pourquoi les bombes de B52, les projectiles à l’uranium appauvri, les missiles antipersonnel, les roquettes air-sol, seraient-ils plus licites et moins terroristes que la ceinture d’explosifs de celui qui s’offre en sacrifice?” (p. 144)
Pour Carlos, le terrorisme est simplement un outil politique pour gagner la bataille de l’information (p. 153), c’est une “propagande armée” (p. 155). Il décrit le terrorisme comme une “bombe mentale” qui doit toucher les esprits et les imaginations, d’où le choix de “symboles forts” (p. 169).
“Seuls le fracas d’une bombe ou le cadavre sanglant d’un valet du système peuvent fissurer ou permettre de franchir la muraille de silence qui entoure toute opposition authentique au sein du système.” (p. 138)
Les victimes innocentes? Carlos les “déplore“, nous dit-il, mais il se voit comme un soldat qui n’avait pas le choix des armes: le terroriste ne fait que s’adapter aux “nécessités d’un combat inégal“, il ne fait que réagir à une situation qui l’oblige à entrer en guerre, une guerre qu’il n’a pas voulue (p. 156). Dans la morale de Carlos, “quelques vies humaines sacrifiées” peuvent aisément être justifiées pour mettre obstacle à des catastrophes bien plus grandes selon lui (p. 158); ces morts peuvent contraindre un Etat à négocier, par exemple (p. 157).
L’image du terroriste qu’essaie de nous donner Carlos est romantique, elle exprime même la nostalgie d’une guerre à l’ancienne, la conviction que des idéaux peuvent venir à bout de la puissance technique et matérielle:
“Le terrorisme, cela va vous surprendre, est une sorte d’hymne à l’humain parce qu’il replace l’homme de chair et de sang au centre de la bataille. Il n’est pas question de robot, de bombardier furtif, de drones de combat; le shahid qui se sacrifie pour déclencher sa ceinture est un homme, seul, confronté à la peur dans un environnement hostile, son choix est essentiellement humain, ce n’est ni celui d’un fou ni d’un fanatique, mais celui de l’homme confronté à la toute-puissance de la machine.” (p. 158)
Son type humain est celui d’un homme fort, courageux, déterminé. Il fustige “l’Occident amolli, émasculé” (p. 146) – et l’on comprend mieux, quand on entend ce discours, pourquoi ses lecteurs les plus fervents ne se recrutent vraisemblablement pas dans les rangs des ex-militants marxistes. Même s’il tend à voir dans les milieux de la “théologie de la libération” les opposants à la “décadence générale” qui caractérise, selon lui, l’Occident tout entier (p. 207).
Fléau pour la plupart des Occidentaux, le terrorisme est exalté par Carlos comme un révélateur: “un attentat est une épreuve de vérité” – et aussi “un message d’espoir pour tous les oubliés des ghettos du capitalisme et des camps de réfugiés” (p. 139). Bien sûr, Carlos n’est ni le premier ni le dernier à s’instituer représentant des pauvres et des humiliés et à tenter de justifier au nom de leur cause des actes terroristes. En définitive, et comme toujours face aux tentatives de justification de ce genre, la question se résume à savoir si certaines circonstances légitiment le recours au terrorisme ou si, par principe, il constitue une méthode injustifiable.
Jean-François Mayer
Ilich Ramírez Sánchez, dit Carlos (avec Jean-Michel Vernochet), L’islam révolutionnaire, Monaco, Editions du Rocher, 2003 (274 p.)