Belge d’origine marocaine, Malika est la veuve de Dahmane Abdessatar, un musulman tunisien de 39 ans qui, en compagnie d’un autre Tunisien, commit l’attentat qui coûta la vie au Commandant Massoud, le 9 septembre 2001. Elle vient de publier son récit: à la fois autobiographie et témoignage à contre-courant. Un document à lire…
Il y a quelques mois, nous avions présenté un compte rendu critique du livre de Marie-Rose Armesto. Nous y mentionnions ce qui avait retenu notre attention dans ce livre, mais aussi les problèmes qu’il posait, par la grille de lecture qu’il s’efforçait de plaquer sur le récit et par le jugement moral porté sur la principale protagoniste de l’histoire. Celle-ci, avions-nous signalé, était en train de préparer son propre témoignage, attendu avec intérêt. Il est maintenant sorti des presses: un volume de 166 pages, à la couverture jaune, de présentation sobre.
C’est un livre que vous ne trouverez pas chez votre libraire. Il a été publié à compte d’auteur, sans être revu par un éditeur professionnel, comme le lecteur le remarque vite. Ce n’est pas un chef d’œuvre littéraire, mais pourtant un ouvrage que l’on a envie de lire jusqu’à la fin. En effet, l’auteur y parle avec son cœur et nous offre matière à réflexion non seulement sur ce qu’il est convenu d’appeler “l’islam radical”, mais aussi sur la situation des musulmans en Occident. Le livre ne contient aucune révélation sur les “réseaux Ben Laden”: son intérêt se situe ailleurs.
Il stimule tout d’abord la réflexion parce que Malika, qui signe ce livre, nous présente une image complètement différente de la perception de la plupart d’entre nous. Il n’est jamais inutile de savoir ce que pensent et ressentent ceux qui se trouvent présentés aujourd’hui comme les ennemis de l’humanité. Dans ce livre, le camp du bien et le camp du mal changent de côté, aux antipodes de ce que nous répète le discours de la “guerre contre le terrorisme”. Les partisans de Ben Laden y deviennent les “soldats de lumière”, tandis que leurs adversaires sont présentés comme des criminels. A l’égard des premiers, Malika exprime une admiration inconditionnelle.
Pourtant, sur d’autres points, elle est loin de peindre un monde en noir et blanc: elle se montre sévère pour nombre de musulmans qu’elle a rencontrés, y compris certains prétendus adeptes du jihad. A l’inverse, elle souligne aussi la qualité humaine de certains non musulmans dont elle croisa le chemin.
C’est un livre partisan, bien sûr, puisqu’il s’agit de “redresser l’honneur de mon époux et de mes frères“, puisqu’elle se dit “fière d’être la petite fille de ces moujaheedines… l’épouse d’un moujaheed… la sœur des moujaheedines“, mais c’est en même temps un livre sincère.
Il nous semble y avoir dans cet ouvrage deux axes qui doivent ici retenir notre attention: l’un est l’itinéraire d’une fille d’immigrés en Europe; l’autre est le portrait qu’elle nous donne de militants jihadistes avec lesquels elle s’est trouvée en contact.
Lorsqu’une jeune femme redécouvre l’islam…
En effet, Malika n’a pas toujours été une musulmane convaincue. Arrivée à l’adolescence, elle a commencé à se rebeller contre son éducation. Il y a quelques passages poignants et bien observés sur son père, qui désapprouve sa tenue vestimentaire à l’extérieur, mais n’ose rien dire, “anéanti par son humiliation“, car “dehors ce n’est pas moi le maître” (p. 31). “Comment pouvais-je comprendre à 17 ans que le silence de mon père devant ma tenue vestimentaire dévergondée (selon les normes musulmanes) et le fait qu’il me suive silencieusement du regard cache un véritable cri de souffrance devant l’anéantissement de ses valeurs et son propre écrasement?” (p. 33-34) Même si des circonstances réserveront par la suite à Malika un destin peu commun, son histoire et ses déchirements sont ceux de millions d’autres familles d’immigrants, écartelés entre des expériences contradictoires, entre leur culture, leurs références religieuses et leur nouveau pays. Ce sont des éléments dont il nous faut aussi avoir conscience si nous voulons interpréter adéquatement les phénomènes de radicalisation.
Malika a donc alors suivi sa propre voie: aucun respect des interdits religieux, puis ce qu’elle décrit comme une “descente dans les ténèbres“. Des expériences conjugales malheureuses s’y ajoutent. Alors qu’elle touche le fond, elle trouve l’énergie de changer de vie. Cela s’accompagne progressivement de la redécouverte de la foi, à travers différentes étapes, par exemple l’audition de versets du Coran à la radio qui, subitement, la bouleverse et l’amène à se demander quel est le sens de la vie qu’elle mène. Difficulté, cependant, à trouver les réponses dans un milieu musulman peu instruit de sa propre religion.
Apparemment, c’est de sa propre initiative qu’elle commence à rejeter certaines pratiques de religiosité populaire pour se tourner vers un islam considéré comme plus pur. Puis c’est la rencontre avec un centre musulman multi-ethnique, où l’on donne des cours sur la religion en français (Malika n’est pas arabophone à cette époque) et où l’on entend pratiquer un islam purifié des “superstitions”. C’est là que la conversion se complète, notamment avec l’adoption du voile, après quatre mois de fréquentation du groupe de femmes qui se réunit dans ce centre.
En lisant le récit de Malika, ses réactions et commentaires, le lecteur a tôt fait de constater qu’il se trouve face à une femme qui appartient à l’une de ces générations qui ont grandi en Occident et qui ne se sentent plus attachées à leur terre d’origine. D’ailleurs, elle l’écrit:
“[…] je suis très sérieuse quand je […] dis que je suis Belge et que je m’en réclame […], moi qui ne me suis jamais sentie Marocaine, au point de détester mettre les pieds dans ce pays que je n’ai jamais, au grand jamais, considéré comme étant le mien. Car après tout, c’est la Belgique qui s’est occupée de mon éducation, de ma scolarisation, de mes soins, c’est dans ce pays que j’ai tous mes souvenirs d’enfance et quand j’étais en Afghanistan, j’en avais souvent la nostalgie.” (p. 117)
La pleine (re)conversion à l’islam qu’effectue Malika se fait donc vers un islam dépouillé d’appartenances nationales. En lisant son récit, l’on ne peut s’empêcher de penser à plusieurs reprises à des passages du livre d’Olivier Roy sur L’Islam mondialisé (Paris, Seuil, 2002). Dans les réactions qu’elle a par la suite en Afghanistan se révèle d’ailleurs souvent la femme d’éducation occidentale. Sa personnalité est le résultat d’une mise en commun de cette expérience profondément marquée par l’Occident et de son retour à l’Islam.
Elle n’a pas que des éloges pour le milieu musulman belge qu’elle fréquente. Elle en veut encore un peu aux musulmans qui lui ont présenté deux hommes avec lesquels elle eut des expériences matrimoniales aussi brèves que désastreuses. Il est intéressant de constater que l’un était un pseudo-moujaheed algérien qu’elle décrit comme “hypocrite” et “machiste“. Le passage est sévère tant pour les exactions “commises par des soi-disants musulmans” en Algérie que pour l’attitude de certains milieux se prétendant musulmans à l’égard des femmes.
Le récit de Malika casse en effet les représentations simplistes sur les femmes voilées: le préfacier de l’ouvrage n’a pas tort de décrire Malika comme une “‘féministe’ authentiquement musulmane“, un “féminisme qui exige le respect de la femme par un homme qui se respecte lui-même” et qui revient à son rôle de “protecteur généreux et attentionné d’une compagne qui lui a été donnée par Dieu” (p. 5).
Ce sera probablement l’une des plus grandes surprises pour le lecteur qui a encore en mémoire tous les récits sur la situation des femmes en Afghanistan: les combattants arabes et autres que Malika rencontre en Afghanistan sont des hommes galants, pleins de prévenance et de délicatesse pour les femmes (elle en cite plusieurs exemples concrets), mais “ces usages-là ont disparu chez les musulmans d’Europe“, note-t-elle tristement (p. 135). Anecote révélatrice: l’époux que Malika trouvera finalement et avec lequel elle vivra “une véritable histoire d’amour” (p. 53), Dahmane Abdessatar, reprisait lui-même ses vêtements, car il avait découvert que Malika détestait coudre (p. 35)!
Propagande? Le livre respire trop la sincérité, même si Malika a embrassé une cause et qu’elle la défend; même si elle ne peut évidemment raconter que ce qu’elle a vu elle-même. Le milieu de l’islam radical est multiforme, il n’est guère étonnant que l’on y trouve aussi des idéalistes, des convaincus qui prennent au sérieux leur religion et ont en permanence conscience de devoir rendre compte à Dieu de leurs actes au regard des principes islamiques. Quant au recours à la violence, ils le considèrent comme défensif: “le jihad signifie le combat pour se défendre, car aucune guerre n’est sainte, au contraire elle est sale et meurtrière.” (p. 114) Le livre de Malika nous aide mieux que des représentations caricaturales à saisir la psychologie de l’élite des combattants du jihad.
L’idéal afghan
Cela nous conduit au second aspect important du livre, c’est-à-dire ce que Malika nous explique sur son expérience afghane et sur les combattants du jihad. A travers le livre reviennent souvent, comme un thème essentiel, les souffrances infligées à des peuples musulmans dans différentes régions du monde, qui suscitent l’indignation – et appellent à la solidarité. Dans le dernier chapitre du livre, c’est même le thème du complot organisé contre les musulmans qui est évoqué, complot dont le but serait “l’extermination des musulmans” (p. 153; cf. également p. 126). (Notons au passage que le document supposé démontrer le complot a été trouvé sur Internet, intéressante indication du rôle actuellement joué par ce médium pour la diffusion de thèses complotistes.)
Dans les conversations entre Malika et son mari, le thème des souffrances des musulmans à travers le monde revient constamment: “son sujet préféré est de parler des gens musulmans opprimés à travers le monde… il n’a que l’embarras du choix” (p. 65). Mais Dahmane Abdessatar est de ceux qui ne se contentent pas de s’indigner devant leur télévision:
“Il a peur de mourir sans avoir fait le suprême effort dans le chemin de Dieu… le jihad et il a le sentiment que c’est à lui, en particulier qu’Oussama [ben Laden] délivre un message. Lui, homme musulman dans toute sa plénitude, il se sent humilié devant son impuissance, celle de voir les femmes de sa communauté (la Oumma islamique) se faire malmener, violer, déchirer, comme si l’ensemble des hommes du monde musulman est un seul homme dont l’honneur est bafoué et lui, Abdessatar, est cet homme.” (p. 66)
Tout cela le touche profondément, il en est “littéralement malade“, raconte Malika. Et c’est pour cela que le message d’Oussama ben Laden l’attire. L’image de ceux qui commettent des actes terroristes au nom du jihad et de la défense des musulmans apparaît donc toute différente à Malika:
“[…] est-ce qu’on peut accuser mon mari, cet homme croyant et plein de bonté à l’égard d’autrui d’être un terroriste aveugle et borné, animé par des sentiments belliqueux minables et égoïstes? ou au contraire un homme réfléchi, prêt à sacrifier sa vie pour sauver des innocents opprimés?” (p. 77)
Nous ne pouvons résumer ici les aventures afghanes de Malika: elle s’y rend, nous dit-elle, dans le but de s’y occuper d’orphelins, allant y rejoindre son mari qui s’y entraîne depuis des mois. Malika ne sait pas tout, car les combattants de ces réseaux connaissent la valeur de la discrétion dans l’action clandestine, comme elle le note elle-même:
“En vérité, mon mari semblait avoir un jardin qu’il tenait soigneusement secret, même à moi, et c’est compréhensible puisque par la suite ses actes ont eu un retentissement politique international… cela veut dire qu’il était tenu de protéger la vie du groupe par sa discrétion, pour ne pas mettre le groupe et ses projets politiques en péril.” (p. 76)
Ce qui frappe aussi est la solidarité apparemment manifestée par ces réseaux à l’égard de ceux qui se sont engagés en leur sein. Non seulement l’épouse de Dahmane Abdessatar est-elle entourée après la mort de celui-ci, mais, lorsque les soldats de l’Alliance du Nord la font prisonnière – avec quelques autres femmes de combattants arabes – sans découvrir cependant son identité (elle ne serait sans doute plus là sinon pour nous livrer son récit…), les “soldats de lumière” montent une opération pour les retrouver et les libérer, alors que la guerre bat pourtant son plein. Puis ils font passer ces femmes et ces enfants en sûreté au Pakistan. S’ils acceptent sa décision de rentrer en Belgique, ce n’est qu’après avoir longuement essayé de l’en dissuader et lui avoir proposé de disparaître avec une nouvelle identité: “laisse-nous te mettre en sécurité dans un pays que nous allons choisir pour toi, tu auras une nouvelle maison et nous subviendrons à tous tes besoins matériels.” (pp. 110-111)
Malika ne nous dit jamais quels furent ses sentiments par rapport aux événements du 11 septembre 2001, peut-être aussi parce que l’événement essentiel de cette période fut pour elle la mort de son mari, qu’elle n’apprit que le 12 septembre. Elle fait une ou deux allusions rapides et purement factuelles aux attentats du 11 septembre, mais ce n’est que dans les dernières pages que nous découvrons enfin son interprétation: les Américains veulent imposer leur loi et “sont un danger pour l’humanité entière“, “les attentats du 11 septembre ne peuvent avoir été manigancés que par eux-mêmes” (p. 160).
Le volume contient des pages vibrantes d’éloges sur les soldats du jihad: “Il s’agit en fait des soldats de Dieu, ils sont comme des lumières sur cette terre, ils m’ont éblouie lorsque j’étais là-bas, en Afghanistan.” (p. 123) A ses yeux, ce ne sont pas des terroristes, mais des gens qui se lèvent contre leurs propres gouvernements dictatoriaux ou vont soutenir des populations musulmanes opprimées un peu partout sur la planète. “Ils en sont arrivés au stade où ils ont pris conscience de leur responsabilité, de leur religion et du fait qu’ils comparaîtront devant Allah, ces hommes courent après le Paradis, ils espèrent le trouver en combattant aux côtés de leurs frères opprimés […].” (pp. 125-126)
Malika ne doute pas que d’autres prendront leur place chaque fois qu’ils tomberont au combat:
“je sais qu’il existera d’autres soldats de lumière pour se lever et prendre le relais […] ils accourront à nouveau sur les champs de bataille pour secourir leurs frères… jusqu’à la fin des temps ils seront présents Incha’Allah, sous de nouveaux visages, quand certains tomberont, d’autres se relèveront!… des hommes… Vrais!” (p. 126)
Le jihad se transforme ainsi en combat perpétuel. Dans le présent contexte, où il ne fait guère bon afficher un amour pour Oussama ben Laden et des convictions jihadistes, le livre de Malika est l’un des rares témoignages bruts à nous livrer en français l’itinéraire et les sentiments d’une personne ayant choisi ce camp. Même s’il ne présente qu’une expérience, limitée à ce que Malika a vu (c’est-à-dire un tout petit pan de la réalité), il n’en reste pas moins que ce document – qui ne se cache pas d’être résolument partisan – mérite à ce titre l’intérêt.
Jean-François Mayer
Le livre de Malika doit être commandé directement à l’adresse suivante avec paiement à la commande, au prix de 15 euros l’ex. + port (3,79 euros en Europe, 5,49 euros en dehors de l’Europe):
A.S.B.L. Les Ailes de la Miséricorde
Rue de l’Eglise Ste Anne, 93
1081 Koekelberg-Bruxelles – Belgique
Compte de chèques postaux: 000-3139102-85
Service commandes: 02 / 411 60 76
Mouna_57 @ hotmail.com[Ces données ne sont plus valables depuis longtemps – 10.06.2016]
Signalons que Malika comparaîtra dès le 22 mai 2003 devant le tribunal correctionnel de Bruxelles, dans le cadre d’un procès contre 23 militants islamistes au sujet de deux affaires distinctes, dont celles de l’assassinat du commandant Massoud. Les deux affaires ont été jointes par la justice belge en raison de l’implication de deux prévenus dans les deux affaires.