Au lendemain des attentats du 13 novembre, plusieurs observateurs se sont montrés extrêmement critiques envers les services de renseignements, s’interrogeant sur une éventuelle «faille des services». N’ayant pas de connaissance de l’intérieur du fonctionnement des services antiterroristes français, nous voudrions nous interroger sur une autre faille probable de nos institutions, celle de la méconnaissance du jihadisme au sein de la recherche universitaire française. À ce jour, nous constatons que l’ensemble des spécialistes français du jihadisme, à l’exception notable de Bernard Rougier (1), meilleur connaisseur du jihadisme au Liban, évoluent quasiment tous hors du champ universitaire (2). Comment expliquer un tel désintérêt de l’université française pour ce champ d’étude?
Le rejet de la jihadologie
Premier motif du rejet des «études jihadistes» ou de la «jihadologie», le refus de considérer le jihadisme comme une idéologie et d’accorder aux jihadistes le statut d’acteurs politiques. Considérant que ces individus seraient dépourvus de toute rationalité, il serait donc vain d’étudier leurs discours, ou d’en dégager une logique qui n’existerait pas. Cette vision du jihadisme est assez courante dans les milieux néoconservateurs, mais reste assez minoritaire dans celui de la recherche française.
Plus courante, une autre posture est de nier non pas la rationalité, mais la dimension politique ou religieuse de l’engagement des jihadistes. Ce déni peut s’expliquer par une certaine paresse intellectuelle, en évitant ainsi de se documenter sur une idéologie méconnue, ou encore par mépris, en présentant les jihadistes comme des ratés ou des losers dont la condition expliquerait leurs actes. La principale raison de ce rejet demeure cependant idéologique: la crainte de donner des arguments à l’extrême-droite en plaçant sous les projecteurs un phénomène anxiogène, légitimant des sentiments xénophobes au sein de la population française.
Autre raison d’éviter ce thème de recherche, la crainte de nombreux chercheurs de susciter la réprobation des «intellectuels du monde arabe», dont une bonne partie voit dans le jihadisme, non pas un courant politique minoritaire, mais un «complot occidental», financé par les pays du Golfe et dirigé par les services de renseignements israéliens (sic!). Sous une forme plus atténuée, ce complotisme touche aussi des universitaires parfois reconnus, dénigrant ces «jihadologues» incapables de comprendre que derrière ces «idiots utiles» de jihadistes se cachent un «État profond» ou d’autres «marionnettistes» régionaux. L’erreur de ces universitaires étant de rencontrer toujours les mêmes sources et les mêmes contacts, ce qui a pour conséquence de leur faire voir le jihadisme à travers un prisme déformant, celui de ses adversaires ou de ses rivaux.
La jihadologie: sources et méthodes
Outre les ouvrages de référence du courant jihadiste, dont la lecture est indispensable pour appréhender cette idéologie, la nécessité de disposer de sources s’impose comme une évidence. À l’instar des sociologues ou des journalistes travaillant sur le milieu du grand banditisme, il y a deux approches: ceux qui privilégient les sources policières ou ceux qui prennent le parti de parler aux voyous. Croiser nos informations avec des sources policières peut avoir de l’utilité, mais par principe nous préférons échanger avec des analystes utilisant ces sources plutôt qu’avec les institutions qui les produisent. Contrairement à une idée reçue, il n’est pas nécessaire d’être musulman ou converti à l’islam pour parvenir à faire des entretiens réguliers avec des jihadistes, comme le démontre l’impressionnant réseau de contacts constitué par le journaliste David Thomson au sein du milieu des jihadistes français (3). Le terrain est également accessible, à condition de disposer de solides recommandations et d’un courage qui, pour le moment, nous fait encore défaut. Sur le territoire de l’État islamique, le Aman (sauf-conduit) pour les journalistes est accordé par le Diwan (4) du Calife, le seul non-musulman (5) en ayant bénéficié à notre connaissance est l’essayiste allemand Jürgen Todenhöfer.
Hormis les entretiens avec les jihadistes, voire les séjours sur le terrain pour les chercheurs ou journalistes les plus téméraires, la principale source pour connaître le courant jihadiste demeure Internet, en particulier Facebook, Twitter et depuis quelques mois Telegram. Les forums sont aujourd’hui largement dépassés, en dehors de quelques forums jihadistes d’élite tels que Shumukh al-Islam (6). L’inscription à ces forums d’élite nécessite cependant d’être parrainé par un membre ayant plusieurs centaines d’interventions à son actif, ce qui implique pour un chercheur de mentir à son parrain ou bien que celui-ci soit lui-même un chercheur «infiltré», ayant à son actif plusieurs centaines de contributions pro-jihadistes. Concernant la fiabilité des sources sur la «jihadosphère», faire le tri entre les comptes twitter fantaisistes et d’autres beaucoup plus sérieux se fait sur la durée en mesurant sur plusieurs semaines, voire sur plusieurs mois, lorsqu’ils sont renouvelés après suspensions, la crédibilité de leurs informations. Outre le suivi de l’actualité militaire, la consultation régulière des vidéos publiées par l’État islamique permet de recueillir une masse d’informations précieuses, sur la sociologie et l’origine des combattants, les slogans utilisés ou encore l’évolution des thèmes constituant le discours de l’État islamique ou d’al-Qaïda. Enfin, de nombreux chercheurs et journalistes ont fréquemment recours à des pseudonymes pour interagir avec des activistes jihadistes sur Internet. À titre personnel, nous avons utilisé cette méthode jusqu’en 2013, date à laquelle nous constatons, à la faveur de la guerre en Syrie, une décrispation des militants jihadistes, soucieux de communiquer, envers les chercheurs et les journalistes. Depuis le début des bombardements de la coalition sur les positions de l’État islamique, les canaux de communication se sont progressivement fermés en Syrie et en Irak, tandis que d’autres perspectives de contacts s’ouvrent désormais en Libye.
Les enjeux de la jihadologie
Pour beaucoup d’observateurs, la jihadologie pose problème, dans la mesure où, en se concentrant uniquement sur les expressions de la culture jihadiste, les jihadologues finissent par dépolitiser les acteurs de ce courant idéologique. En d’autres termes, la jihadologie serait une nouvelle expression de la «domination occidentale» visant à rendre «exotique» toute forme d’opposition à son «hégémonie». On pourrait d’ailleurs faire une remarque similaire pour d’autres disciplines, telles que la soviétologie durant la guerre froide, ou pour remonter plus loin à l’islamologie et l’orientalisme, dont la finalité était de perpétuer une domination coloniale sur les populations indigènes. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’âge d’or de l’islamologie française a eu pour cadre la période coloniale. Autre ambiguïté du jihadologue, le risque parfois de devenir un informateur de la police ou un relais de la propagande jihadiste.
Face à ces pièges de la jihadologie, certaines précautions s’imposent. Concernant nos recensions régulières des vidéos jihadistes, nous privilégions les captures d’écran accompagnées d’une description froide, plutôt que de renvoyer vers des liens internet où ces vidéos seraient consultées sans aucun filtre. En outre, nous nous efforçons autant que possible de restituer ces discours dans leur contexte, y compris en soulignant les omissions, volontaires ou pas, de la communication jihadiste (7).
Conclusion
Après les dramatiques attentats du 13 novembre 2015, les pouvoirs publics semblent avoir décidé en d’urgence d’attribuer de nouveaux postes de chercheurs travaillant sur les questions liées au jihadisme. Est-ce pour autant une bonne nouvelle? Il n’est pas certain qu’un anthropologue spécialiste de la violence ou des banlieues puisse du jour au lendemain travailler sur le jihadisme sans formation spécifique, maîtrise de la langue arabe ou contacts au sein de cette mouvance. Quant à l’intitulé de cette nouvelle discipline, peu importe qu’on la nomme «études jihadistes» ou jihadologie, celle-ci s’inscrivant finalement dans un moment particulier de notre histoire, comme ce fut le cas pour la soviétologie, longtemps contestée dans certains milieux universitaires, ou l’islamologie, enseignée encore aujourd’hui dans toutes les grandes universités.
Romain Caillet
Notes
(1) B. Rougier, Le Jihad au quotidien, Paris, PUF, 2004 et L’Oumma en fragments: contrôler le sunnisme au Liban, PUF, Paris, 2010.
(2) Le dernier ouvrage remarquable de Gilles Kepel, Terreur dans l’Hexagone: Genèse du djihad français, Paris, Galimmard, 2015, aborde essentiellement la question jihadiste, mais par son œuvre Gilles Kepel embrasse l’étude de l’ensemble des mouvements islamistes, sans s’être concentré en particulier sur le jihadisme.
(3) D. Thomson, Les Français jihadistes, Paris, Les Arènes, 2014.
(4) Dans la terminologie de l’État islamique, le Diwan est l’équivalent d’un ministère ou d’un secrétariat d’État, il existe un Diwan de la santé, un Diwan de l’agriculture ou encore un Diwan des provinces éloignées (gérant les branches régionales de l’EI).
(5) À l’exception des familles de combattants d’origine non-musulmane, dont les parents ont parfois été autorisés à se rendre sur le territoire de l’EI pour rencontrer leurs enfants.
(6) https://shamikh1.biz/vb/forum.php
(7) À titre d’exemple, une récente vidéo de l’État islamique, publiée le 21 janvier 2016, évoquait la grâce royale dont avait bénéficié au Maroc le pédophile espagnol Daniel Galvan, omettant de préciser que le souverain marocain avait ensuite retiré sa grâce, provoquant ainsi la réincarcération du pédophile: https://twitter.com/RomainCaillet/status/690349034725347328
Les principaux points discutés dans cet article ont été présentés par l’auteur à l’occasion d’un séminaire d’épistémologie, tenu au CERI de Sciences-po le 25 janvier 2016.
Chercheur et consultant sur les questions islamistes, Romain Caillet (@RomainCaillet) est un historien spécialiste de la mouvance jihadiste globale (Organisation de l’État islamique et al-Qaïda). Il a vécu de nombreuses années au Moyen-Orient: trois ans au Caire, deux ans à Amman et près de cinq ans à Beyrouth.