“Néo-nazi”? “Chrétien fondamentaliste”? Ce sont certaines des étiquettes qui ont été appliquées à l’auteur des dévastateurs attentats commis en Norvège le vendredi 22 juillet 2011. Mais ni l’une ni l’autre de ces désignations ne sont adéquates: grâce aux documents rédigés par Anders Behring Breivik, nous pouvons nous faire une idée plus précise des convictions de cet homme aux convictions d’extrême-droite (il se décrit lui-même comme “conservateur”), anti-musulman, pro-israélien, franc-maçon et “chrétien culturel”. Et, surtout, un homme à deux visages, jusque dans sa propre mouvance politique.
Grâce aux nouveaux outils de communication qu’offre Internet, nous avons accès à deux sources pour cerner les convictions d’Anders Behring Breivik (né en 1979). D’une part, les commentaires qu’il a publiés sur le site norvégien Document.no: les responsables de ce site ont rassemblé en un seul document tous les messages de Breivik. D’autre part, le manifeste qu’il a envoyé à des milliers de correspondants juste avant de commettre les attentats, un volumineux document rédigé en anglais et qui circule maintenant largement.
Dans ses messages sur Document.no, Breivik présente une face strictement politique: aucun appel à la violence. En revanche, le manifeste, intitulé 2083. A European Declaration of Independence, présente de façon élaborée un projet de terrorisme et de prise du pouvoir par la force. Breivik était parvenu à maintenir une image publique qui ne permettait pas de soupçonner ce qu’il allait préparer. Et cela relevait chez lui d’une démarche mûrement réfléchie: il lui fallait à tout prix éviter, jusqu’au jour fatidique, d’attirer l’attention des services de sécurité. Nous ne trouvons donc pas ici face à une personne qui aurait subitement décidé de choisir la violence par suite d’un événement personnel, mais bien d’une stratégie de dissimulation découlant des contraintes d’un combat clandestin.
Nous allons commencer par la “face publique”, c’est-à-dire par le message politique diffusé par Breivik sur le site Document.no. Car, la violence en moins, ce message se situe en continuité par rapport à ce qu’il nous dit dans son manifeste. Breivik est convaincu que l’on ne peut tout dire à un large public, mais qu’il faut aider les éléments plus modérés à prendre conscience des dangers et de la nécessité d’une réaction.
Les prises de position publiques de Breivik
Selon la notice de Wikipedia à son sujet (le manque de temps au moment de la préparation de cet article ne nous permet pas d’aller chercher de plus amples renseignements sur ce point), Document.no a commencé en janvier 2003 comme un blogue, mais est devenu de plus en plus un journal en ligne. Ses orientations sont critiques envers l’immigration et l’islam, et pro-israéliennes. Le site s’efforce d’offrir un contrepoids aux opinions exprimées dans les médias dominants.
Les commentaires postés par Anders Breivik sur le site Document.no vont de septembre 2009 à octobre 2010, avec une activité particulièrement intense en 2009. Il s’y présente comme un entrepreneur qui a réussi: il aurait gagné son premier million à l’âge de 24 ans (1 million de couronnes norvégiennes représentent au cours actuel environ 125’000 €) et déclare avoir de nombreux amis qui ont eu du succès dans leurs entreprises, notamment dans le domaine de réseaux sociaux. Dans le manifeste que nous analyserons plus loin, il déclare avoir gagné 4 millions de couronnes entre 2002 et 2006. Il n’a probablement pas été un businessman aussi brillant qu’il voudrait le faire croire — mais l’enquête le dira bientôt: en tout cas, Breivik ne se sent manifestement pas dans la peau d’un loser, ou ne veut pas se présenter comme tel. Il écrit en 2009 avoir gagné assez d’argent pour se consacrer pleinement à ses activités politiques.
Sur le plan religieux, il est protestant, baptisé et confirmé à 15 ans “de sa propre volonté”, mais l’Eglise est devenue une “plaisanterie”, avec “des prêtres en jeans qui manifestent pour la Palestine et des églises qui ressemblent à des centres commerciaux à l’architecture minimaliste”. Il souhaite une conversion collective de l’Eglise protestante au catholicisme. En attendant, lors des élections ecclésiastiques, il vote pour les candidats les plus conservateurs.
Il développe une critique sans concession du multiculturalisme et de l’immigration extra-européenne (réfugiés). L’islam et la menace présentée par celui-ci le préoccupent spécialement. Certes, il admet que la majorité des musulmans, des nazis ou des marxistes, sont “modérés”, mais à travers de tels parallèles, il entend aussi montrer qu’il n’y a pas plus de sens à parler de “musulmans modérés” que de “nazis modérés”: ils restent des musulmans et des nazis. Il adhère aux thèses selon lesquels il y aurait dans tout musulman, même modéré, un dangereux musulman radical en puissance. Toutes les idéologies de haine devraient être traitées également, et l’islam est la plus meurtrière en nombre de victimes.
A ses yeux, la coexistence avec les musulmans ne peut conduire qu’au djihad sous toutes ses formes, y compris démographiques (croissance de la population musulmane en Europe). Les événements survenus dans des banlieues françaises viennent confirmer ses vues. Il évoque la création d’un nombre croissant de zones sous contrôle musulman dans les pays européens, y compris la Norvège, mais beaucoup plus en France, zones où les non-musulmans ne peuvent pénétrer sans risque.
Il brosse un tableau angoissant des progrès de l’islam sur sol européen. Il présente le développement de la présence musulmane en Norvège comme un grave danger, avec de plus en plus de Norvégiens qui quittent les quartiers Est d’Oslo pour cette raison. Il estime aussi que des centaines de jeunes Norvégiens se sont suicidés ces 15 dernières années en raison de la terreur psychologique, des attaques, des vols et des viols commis par de jeunes musulmans.
Cela dit, il démontre aussi une capacité à penser en termes politiques et de rapports de force: par exemple, il pense que c’est une erreur de s’attaquer unilatéralement à l’Iran, qui est le seul pays musulman à faire contrepoids à l’Arabie saoudite: ce n’est pas l’Iran qui a financé des centaines de centres wahhabites en Europe et des groupes djihadistes, remarque-t-il.
Si l’Europe se trouve dans une telle situation, estime Breivik, c’est aussi en raison de développements internes: l’Europe a perdu la guerre froide dès les années 1950, en laissant des marxistes et antinationalistes accéder à des positions de pouvoir et investir le monde de l’enseignement. Sous couvert de droits de l’homme, les marxistes culturels s’efforcent depuis plus de 40 ans d’écraser la tradition, la culture et l’identité européennes ainsi que la souveraineté des nations. Les “vrais humanistes” naïfs sont manipulés par les “faux humanistes” marxistes. Après la 2e guerre mondiale, il aurait fallu emprisonner tous les nazis et tous les marxistes, et l’on n’en serait pas arrivé là, estime-t-il. “Si nous parvenons à sauver l’Occident avant qu’il ne soit trop tard, je doute qu’un futur régime patriotique commette la même erreur.” Cette phrase est sans doute l’une des très rares allusions directes, sur Document.no, à l’instauration d’un système autoritaire envisagée de façon détaillée par Breivik dans son manifeste 2083. De toute façon, ses textes en ligne laissent entendre qu’il se situe dans la perspective d’un combat politique et culturel de longue haleine: Il entrevoit un changement de régime en Europe à l’horizon des 70 prochaines années — cela explique le choix de la date dont il a fait le titre de son manifeste.
En même temps, il admire l’efficacité des réseaux marxistes et humanistes en Norvège. Il trouve en revanche que le Parti du progrès (originellement classé à l’extrême-droite de l’échiquier politique norvégien) est devenu trop soucieux du politiquement correct et a une assise idéologique faible, ignorant le combat culturel. Les partis politiques conservateurs classiques acceptent le multiculturalisme et le marxisme culturel: les conservateurs britanniques, par exemple, ne méritent plus ce nom, estime Breivik.
Le combat culturel semble appartenir à ses priorités: il considère comme importante la création de grands médias culturellement conservateurs. En septembre 2009, il affirme espérer obtenir une aide de sa loge maçonnique pour la création d’un journal national conservateur — seule allusion directe à son affiliation maçonnique sur Document.no.
Il est bien sûr opposé à la mondialisation, derrière laquelle il entrevoit une utopie de monde uni régi par l’ONU. Mais Breivik n’est pas pour autant un raciste: il se déclare opposé à l’ethnocentrisme. Il voit de jeunes Norvégiens réagir à l’islam par l’ethnocentrisme, mais il déclare que ce qui n’est pas la solution. Les partis d’extrême-droite à tendance raciste ont été un échec, ne recueillent qu’une petite fraction des votes et risquent en outre de compromettre la cause d’un mouvement culturel conservateur européen.
Il cite en revanche avec approbation l’activiste anti-islamique néelandais Geert Wilders; il est aussi un lecteur attentif des principaux sites anti-islamistes en anglais. Il ne cache pas sa sympathie pour l’English Defence League (EDL), une organisation qui entend lutter dans la rue contre l'”extrémisme islamique” et dont certaines des origines se trouveraient dans des milieux d’extrême-droite: il souhaite voir émerger une organisation semblable en Norvège et affirme avoir eu des contacts directs avec l’EDL – ce que ses responsables réfutent vigoureusement (d’ailleurs, les groupes anti-islamistes prennent publiquement leurs distances à la suite de l’attentat, et certains représentants de ces milieux estiment que Breivik est en fait devenu lui-même un djihadiste).
Breivik se réfère à ce qu’il appelle “l’école de pensée (ou l’académie) de Vienne”, par laquelle il évoque apparemment certaines figures de proue de la critique de l’islam en Europe. Selon lui, cette école de pensée s’appuierait sur les principes suivants:
– conservatisme culturel (anti-multiculturalisme);
– opposition à l’islamisation;
– antiracisme;
– anti-autoritarisme (opposition à toutes les idéologies autoritaires de haine);
– pro-Israël et préservation des minorités non musulmanes dans les pays musulmans;
– défense des aspects culturels du christianisme;
– démasquer le projet d’Eurabie et l’Ecole de Fracfort (néo-marxisme, marxisme culturel, multiculturalisme).
En octobre 2009, Breivik définit les tâches à accomplir pour les vingt prochaines années: il évoque la création d’un journal culturellement conservateur avec diffusion nationale, le besoin d’un contrepoids face aux organisations “norvégiennes marxistes violentes”, les efforts pour prendre le contrôle d’ONG, et le lancement d’un partenariat avec les forces conservatrices au sein de l’Eglise norvégienne.
Un programme politique et non violent, en apparence. En décembre 2009, il se moque de ceux qui évoquent la possibilité d’attentats d’extrême-droite ou nazis: il ne connaît pas de cas d’important attentat de ce type en Europe. Il y voit plutôt un voeu pieux de la gauche. Cependant, dans un passage d’un message de décembre 2009, il dit qu’il y a des “idéologues martyrs”, et qu’il pourrait bien être lui-même dans cette catégorie: mais la description n’indique aucune association entre l’idée de “martyre” et la violence dans ce cas précis: ces “idéologues martyrs” seraient plutôt des gens prêts à se profiler pour fournir des orientations idéologiques à des personnes plus modérées, tout en acceptant ensuite que l’on se distance d’eux pour des raisons tactiques.
En fait, sans le dire publiquement, Breivik était bel et bien en train de développer dans son manifeste, 2083, l’idée d’un “martyre” assez semblable à celui envisagé dans des mouvements djihadistes: un peu comme si, à force de s’opposer à l’islam, il avait fini par assimiler lui-même, mimétiquement, les traits de certains groupes radicaux, à la manière d’une réponse au même niveau…
2083: le manifeste de Breivik
Juste avant d’aller commettre ses actes le 22 juillet, Breivik envoya à un certain nombre de correspondants le manifeste auquel il travaillait depuis des années. Certains de ceux-ci le partagèrent. Un lien (qui ne fonctionne plus) vers ce manifeste fut ainsi publié sur le forum d’extrême-droite Stormfront, où les lecteurs l’accueillirent d’ailleurs de façon mitigée, en raison de l’affiliation maçonnique de Breivik et de sa défense d’Israël. Nous ne disposons pas d’une vue d’ensemble des canaux par lesquels le manifeste se répandit initialement: selon des indications fournies dans l’introduction et dans d’autres passages du texte (pp. 1271 et 1418), Breivik aurait utilisé Facebook comme canal de propagation du texte, en recueillant dès 2009 des adresses en adressant des demandes d’amis à des personnes figurant sur des groupes Facebook potentiellement sympathiques à ses opinions: il aurait ainsi rassemblé plusieurs milliers d’adresses électroniques, auxquelles il envoya son document. Celui-ci est aujourd’hui accessible à partir de plusieurs sources en ligne, soit sous la forme du fichier original au format .docx, soit converti en PDF. Grâce à Internet, impossible de stopper la circulation d’un tel document.
Le fichier d’origine est long de 1.516 pages. Le texte a été écrit en anglais, même si Breivik a conscience que sa maîtrise de cette langue n’est pas parfaite et encourage donc de futures améliorations par des personnes dont c’est la langue maternelle, puisque, “pour d’évidentes raisons, je ne serai pas en mesure de continuer à le développer” (p. 17). La propriété intellectuelle de l’ouvrage appartient à tous les Européens, qui sont donc libres de le diffuser et de le traduire. Breivik souhaite des traductions en français, en allemand et en espagnol. Le livre représente un travail qui s’est poursuivi jusqu’au jour même des attentats, puisque l’auteur y ajoute une ultime note quelques heures avant. Pour certains chapitres, l’auteur indique qu’il s’agit d’un premier jet.
Breivik indique qu’il est l’auteur d’environ la moitié du contenu: l’autre moitié a été empruntée à différents auteurs. C’est ainsi que des journaux norvégiens ont relevé des emprunts à Theodore Kaczynski (Unabomber). Mais la lecture permet de découvrir de nombreux autres emprunts: des textes repris de différents sites Internet, parfois adaptés par Breivik pur les ajuster à ses vues. Il a certainement passé plus de temps devant son écran que dans des bibliothèques.
Le livre est signé d’un nom légèrement modifié: Andrew Berwick, à Londres. Après sa signature figure la mention: “Commandant chevalier justicier pour les Chevaliers templiers d’Europe et l’un des dirigeants du Mouvement national et pan-européen de résistance patriotique”. Il s’agit pour Breivik de donner l’impression qu’il n’est pas un individu isolé, mais un représentant d’un mouvement clandestin plus large. Cependant, tout laisse supposer que l’organisation est une fiction, destinée — assez habilement — à créer un mythe autour duquel viendront se rassembler des militants individuels: l’on peut en effet imaginer que cela puisse exciter quelques militantismes adolescents.
La référence templière est affichée sur la page de garde, avec une grande croix templière (la même que celle qui flotte à l’entrée du siège de l’Ordre des francs-maçons de Norvège, qui a expulsé Breivik de ses rangs après les attentats), et une référence en latin au célèbre texte médiéval de Bernard de Clairvaux sur les templiers, De Laude Novae Militiae. Pourquoi l’étiquette templière? Probablement parce que l’image de moines soldats correspond assez bien à ce que voudrait susciter Breivik; surtout, l’association avec les croisades évoque la lutte contre l’islam.
Le livre commence par une critique du “politiquement correct”, assimilé au “marxisme culturel” qu’abhorre Breivik. Puis le corps de l’ouvrage est divisé en trois livres:
1 – Ce que vous devez savoir, notre histoire falsifiée et autres formes de propagande marxiste culturelle / multiculturaliste.
2 – L’Europe brûle.
3 – Une déclaration de guerre préemptive.
Les deux premiers livres développent notamment une critique de l’islam, dans l’histoire et aujourd’hui, sous toutes les latitudes. L’Europe serait en voie d’islamisation. A cela, l’auteur envisage des réponses radicales, notamment de “futures déportations des musulmans d’Europe” (p. 764). Il précise que ceux qui accepteront volontairement la déportation recevront une compensation: 1 kilogramme d’or par membre de chaque famille (p. 1302).
Mais il ne suffit pas de s’opposer à l’islam. Dans un chapitre intitulé “Le voyage idéologique – du zélote multiculturaliste endoctriné au révolutionnaire conservateur”, Breivik explique qu’il avait commencé à rédiger ce qu’il appelle le “compendium” en ne s’occupant que des questions relatives à l’islamisation et à l’immigration musulmane massive, de crainte d’être qualifié de raciste. Il dit avoir été terrifié par la perspective d’être ainsi étiqueté, au point de se laisser paralyser par cette peur.
“Malheureusement pour moi, j’ai découvert au cours d’années de recherches et d’études que tout est lié. Notre situation actuelle est un résultat direct de la 2e guerre mondiale et de la guerre froide, de l’Ecole de Francfort et de la montée du marxisme culturel / multiculturalisme et du politiquement correct. […] Nous sommes forcés de soulever tous les tabous et de réexaminer les ‘vérités acceptées’.
“Si je m’étais rencontré moi-même il y a 12 ans, j’aurais probablement pensé que j’étais un cinglé extrémiste et paranoïaque, croyant à des théories du complot.”
Cependant, Breivik précise qu’il n’y a aucune condition raciale pour devenir chevalier justicier (p. 844). En outre, le Grand Maître ne doit avoir aucun passé de racisme ou de soutien pour le conservatisme racial (p. 1078). Breivik poursuit cependant en exprimant ce qu’il qualifie de vues personnelles sur le sujet, n’engageant pas les templiers.
Ses réflexions découlent de son rejet du multiculturalisme: il a le sentiment que, à travers les politiques migratoires, l’adoption de bébés non européens et d’autres développements, une politique génocidaire visant à l’annihilation démographique des groupes ethniques européens est poursuivie (p. 1160). L’encouragement aux mariages interraciaux va contre la nature, dans tous les peuples: la pureté raciale / ethnique a toujours été très importante chez les Coréens et les Japonais. Breivik se montre ainsi soucieux de préserver la “tribu nordique”. Et il énumère les conséquences graves des mariages interraciaux. Sans parler, au fur et à mesure que la guerre civile européenne progressera, des conséquences pour les familles issues de mariages mixtes: Breivik rappelle les traitements infligés aux femmes ayant eu des relations avec les occupants allemands dans différents pays d’Europe (p. 1163). Les mélanges raciaux menacent l’unité de notre tribu. Breivik souhaite une amélioration biologique dans la reproduction (p. 1203).
Donc, même s’il ne l’était probablement pas au départ, dans sa réflexion, Breivik semble avoir progressivement glissé vers des opinions partiellement racistes et une insistance sur la pureté du sang comme liée à la dilution de l’identité (aucun pays nordique ne peut absorber plus de 2% d’immigrants non européens par génération, estime-t-il [p. 1166]) — tout en continuant à affirmer que toute personne qui partagera le combat de Templiers, quelle que soit sa race, aura sa place comme citoyen de l’Europe future. Par ailleurs, il maintient son opposition au national-socialisme (même si 60% de ses actions politiques étaient compatibles avec des vues conservatrices, selon lui), d’autant plus qu’il a été un désastre pour les Européens. Et l’opposition indiscriminée du nazisme à l’encontre des juifs n’était pas acceptable: il aurait fallu distinguer entre juifs révolutionnaire et juifs conservateurs, et préserver ces derniers. Breivik se qualifie à plusieurs reprises d’anti-nazis, mais se sent en même temps embarrassé parce qu’il se rend bien compte que ses thèses trouvent en partie des oreilles attentives dans des milieux aux sympathies néo-nazies.
Outre le marxisme et le multiculturalisme, Breivik développe des idées sur différents autres sujets, par exemple il se dit certain que nous allons vers un retour du système patriarcal, la seule question étant de savoir “si l’Europe future sera dominée par un patriarcat musulman ou chrétien”. Il se penche aussi sur la question de la morale sexuelle, et des maladies sexuellement transmissibles. Mais nous ne pouvons, dans cette investigation préliminaire, analyser l’ensemble du texte. Après avoir brossé quelques lignes du cadre intellectuel dans lequel se meut l’idéologie de Breivik, arrivons-en aux aspects spécifiquement liés à l’action terroriste.
L’arrière-plan d’une stratégie terroriste
Pour des raisons qui relèvent peut-être d’une prudence en cas de saisie du manuscrit avant qu’il soit arrivé à ses fins, Breivik choisit de présenter son troisième livre (et certains passages du deuxième) comme une fiction, montrant ce qui se passerait “si l’islam devait dominer l’Europe” et si “certains groupes et individus de résistance chrétienne / conservatrice / nationaliste choisissaient de s’opposer à ce qu’ils perçoivent comme des menaces et ennemis” (p. 777). Toutes les explications assez alambiquées autour d’une fiction ne sont pas convaincantes, et encore moins après les événements du 22 juillet: ce que Breivik explique là est bien ce qu’il espère voir survenir, et il crée par la même occasion et par anticipation une sorte de légende qui devrait ensuite inciter d’autres personnes à suivre ses traces — une possibilité que la diffusion large du texte rend d’ailleurs plausible aujourd’hui, même si peu de gens pourraient développer la persévérance et la discipline de l’auteur pour arriver à leurs fins.
Cette section commence par expliciter le sens du sous-titre du livre, “A European Declaration of Independence“, un texte de “Fjordman”, un auteur norvégien anti-islamiste que Breivik admire beaucoup et cite souvent, au point que plusieurs personnes ont suggéré qu’ils ne faisaient qu’une seule et même personne: mais “Fjordman”, qui se retranche toujours derrière son pseudonyme, s’en défend énergiquement depuis le 22 juillet et affirme n’avoir jamais rencontré Breivik (ce que ce dernier confirme d’ailleurs, non sans avoir essayé d’établir le contact). Cette “déclaration”, qui avait été publiée en 2007 sur le site conservateur The Brussels Journal, demande le démantèlement de l’Union européenne, la fin du multiculturalisme et de l’immigration musulmane, l’abandon du soutien à l’Autorité palestinienne, notamment. Il se termine par une prise de position qui va probablement encore valoir quelques questions délicates à “Fjordman” ces prochains temps:
“Si ces exigences ne sont pas entièrement mises en œuvre, si l’Union européenne n’est pas démantelée, si le multiculturalisme n’est pas rejeté et l’immigration musulmane stoppée, nous, les peuples de l’Europe, n’auront d’autre choix que de conclure que nos autorités nous ont abandonnés, et que les impôts qu’ils prélèvent sont injustes et que les lois qu’ils adoptent sans notre consentement sont illégitimes. Nous cesserons de payer des impôts et prendrons les mesures appropriées pour protéger notre propre sécurité et assurer notre survie nationale.”
Au passage, cela montre que la dérive violente de Breivik s’est déroulée sur l’arrière-plan d’un narratif auquel il n’est pas le seul à souscrire, et qui décrit la situation actuelle de l’Europe comme dramatique, au point qu’il n’est plus possible de garder confiance envers les gouvernements: la diffusion d’une telle vision des choses a créé le cadre dans lequel peuvent surgir des passages à l’action illégale — puisque la légitimité même du cadre légal se trouve niée.
Cela débouche donc logiquement, chez Breivik, sur une sorte d’acte d’accusation contre les “criminels de guerre européens”, c’est-à-dire toutes les élites soutenant le “marxisme culturel” et le multiculturalisme. Elles se trouvent accusées de “génocide culturel contre les peuples indigènes de l’Europe”, d’assistance à l’invasion et colonisation du continent, de réprimer ceux qui tentent de s’opposer à ces développements, de causer l’extinction des populations indigènes, de manipuler les votes par la démographie islamique, de participation à des crimes de guerre “contre les Croates mais surtout les Serbes”, de propager une idéologie de haine anti-européenne, pour ne citer que quelques-uns des points de cette longue dénonciation.
Cependant, magnanime, le Mouvement de résistance européen, c’est-à-dire les templiers, est prêt à offrir le pardon aux régimes multiculturalistes, aux partis politiques et aux traîtres individuels de catégorie A et B (Breivik définit trois catégories), s’ils capitulent avant le 1er janvier 2020 et répondent à différentes exigences. De même, jusqu’à 2020, les musulmans sont invités à se convertir au christianisme, à adopter des noms européens, à renoncer à leurs langues d’origine, etc.
Breivik dessine ensuite les grands traits de ce nouveau système dont il faudrait jeter les bases, incluant l’interdiction de l’islam. Curieusement, ce système prévoit, à côté du gouvernement, un “conseil des gardiens”, ayant notamment l’autorité sur toutes les forces militaires et de police, mais aussi un rôle de garant idéologique, avec droit de veto: cela rappelle un peu, à certains égards, les institutions iraniennes!
Seule la résistance armée peut aujourd’hui sauver l’Europe: “le temps du dialogue est passé”, “la lutte armée est la seule approche rationnelle” (p. 812). D’ici 2083 au plus tard, les régimes multiculturalistes s’effondreront.
Le fer de lance de la résistance, ce sont les templiers, refondés à Londres en 2002 par des personnes de plusieurs nationalités (dont un Norvégien…), à la fois comme ordre militaire et comme tribunal — tout laisse penser, bien sûr, que cela n’est en effet qu’une fiction, par laquelle Breivik insinue qu’il est lié à d’autres personnes partageant le même idéal à travers l’Europe. Chaque “chevalier justicier” est appelé à fonctionner comme “juge, jury et exécutant” (p. 829): tel est de toute évidence le rôle dans lequel Breivik s’est placé le 22 juillet. Il élabore de façon détaillée les méthodes de lutte clandestine, avec des cellules (y compris des solo cells, c’est-à-dire constituées d’un seul individu): car Breivik considère comme dangereuses des cellules de plus de deux personnes. Et il invite à ne pas mésestimer l’intelligence de l’ennemi, de même qu’il met en garde contre des erreurs courantes, par exemple se vanter de l’action que l’on a commise ou que l’on va commettre. Il ne faut pas choisir des cibles trop protégées, mais plutôt assassiner des gens qui n’ont pas de gardes du corps.
La terreur, explique Breivik, est une méthode pour “éveiller les masses”, mais cela suscitera aussi beaucoup de haine (p. 845). Il se penche ensuite sur “la nature cruelle de nos opérations”: “Il y a des situations dans lesquelles la cruauté est nécessaire, et refuser d’appliquer la cruauté nécessaire est une trahison des gens que vous désirez protéger.” Et d’ajouter: “Une fois que vous décidez de frapper, il vaut mieux en tuer trop que pas assez, sinon vous risquez de réduire l’impact idéologique désiré de la frappe.” En poursuivant par une remarque révélatrice:
“A beaucoup d’égards, la moralité a perdu son sens dans notre combat. La question du bien et du mal est réduite à un choix simple. Pour tout Européen patriote libre, un seul choix demeure: survivre ou périr. Certains innocents perdront la vie dans nos opérations simplement parce qu’ils sont au mauvais endroit ou mauvais moment. Habituez-vous à cette idée.” (p. 847)
Bizarrement, Breivik évoque ensuite un “principe de proportionnalité”: il ne faudrait pas excéder 45.000 tués et 1 million de blessés parmi les marxistes culturels et multiculturalistes d’Europe, ce qui correspondrait approximativement aux dégâts qu’ils ont causé — encore que, ajoute l’auteur, beaucoup de conservateurs, particulièrement chrétiens, insisteraient pour y inclure les victimes de l’avortement, estimées à plus de 2 millions depuis 1950.
Breivik entre dans une discussion détaillée sur la planification des opérations: financement, éviter d’éveiller les soupçons de l’entourage, de la famille ou des amis, veiller à ne pas exposer ses convictions politiques, par exemple sur des forums, ce qui pourrait attirer l’attention. L’activiste doit partir du principe que tout peut être surveillé et se comporter en conséquence.
Pour acquérir le matériel qui va servir à fabriquer des engins explosifs, il faut créer une couverture adéquate: par exemple une ferme pour acheter de l’engrais en quantité (ce qu’a fait Breivik pour préparer son opération), des activités minières pour justifier l’achat d’explosifs — et construire une légende crédible, avec site web, cartes de visite, etc.
Mais Breivik va plus loin: il se soucie de la condition mentale du combattant, de sa motivation à long terme:
“Je n’ai jamais été plus heureux qu’aujourd’hui, et je n’ai jamais eu de problème à cacher à tout le monde mon vrai agenda idéologique. Aux yeux de tous, je sais que je suis un homme de droite modéré et pas un combattant de la résistance. Ce n’est pas facile d’atteindre ce niveau de confort mental et de concentration en travaillant en même temps à quelque chose d’aussi important et grave. Vous devez surmonter de difficiles défis psychologiques initiaux et vous livrer chaque jour à un léger contrôle mental quotidien jusqu’à que l’opération soit achevée. […] Embrasser le martyre n’est pas quelque chose que vous décidez soudainement de faire, mais c’est un processus qui demande du temps, des efforts et de l’introspection. C’est un facteur qu’une majorité de combattants de la résistance ignorent et c’est pourquoi une majorité de novices deviennent démotivés après un certain temps.” (p. 855)
Nous sommes notre pire propre ennemi, avec le risque de démotivation et d’abandon: Breivik explique comment il s’entraîne quotidiennement avec des méditations et simulations mentales de ce qui va se passer, y compris les confrontations avec la police, les interrogatoires, les procès. “Cet exercice ou rituel mental quotidien me garde pleinement motivé et recharge mes batteries.” Il va jusqu’à recommander des chansons et musiques qu’il trouve motivantes.
Pour surmonter la peur, le chevalier doit se faire à l’idée qu’il sera inévitablement capturé ou tué: si l’on s’habitue à cette idée, on deviendra “un chevalier sans peur, un outil de guerre dévastateur” (p. 943). Une fois appréhendé, s’il survit à l’opération, le chevalier devra utiliser son procès comme une scène pour parler au monde et apportera une contribution par son statut de martyr vivant; et même mort, un chevalier restera dans les mémoires pour des siècles (p. 948).
Les aspects techniques sont détaillés sur des dizaines de pages, qu’il serait trop long d’essayer de résumer ici: recherche et acquisition d’armes, recherche, acquisition et préparation d’explosifs, avec des descriptions précises de différents modèles, et aussi des instructions précises pour créer une armure protectrice. C’est un petit manuel du combattant terroriste que propose Breivik. Il a consacré énormément de temps non seulement à se renseigner, mais à rechercher les fournisseurs possibles (jusqu’à un panorama détaillé de réseaux criminels qui pourraient se révéler utiles), et il partage toutes ces informations. Il pense au matériel pour empêcher un véhicule de poursuivre un combattant, ou à des piques à fixer dans le dos de l’armure protectrice afin d’empaler un attaquant surgissant-par derrière pour tenter de maîtriser le combattant! De même qu’il songe à l’alimentation à avoir avant une opération, aux apports de protéines, aux anabolisants…
Différents modèles d’action sont aussi envisagés: par exemple une attaque contre la réunion annuelle du Parti socialiste ou social-démocrate, en utilisant des grenades et un lance-flamme ou un fusil d’assaut; ou encore en plaçant des bombes près des entrées, puis en déclenchant l’alarme incendie — une multiplicité de scénarios possibles est présentée. Pourquoi penser au lance-flammes? Parce qu’un traître de catégorie A ou B gravement brûlé “deviendra un symbole vivant de ce qui attend les gens coupables d’essayer de vendre leur propre peuple pour l’esclavage islamique”: cela fera peur et exercera un effet dissuasif (p. 953).
Breivik se soucie aussi d’établir une classification des “traîtres”: A (dirigeants politiques, médiatiques, culturels et industriels), condamnés à mort et expropriés (10 par million de citoyens); B (politiciens, parlementaires, journalistes, universitaires, artistes…), condamnés à mort et exécutés (1.000 par million de citoyens); C (coupables d’avoir assisté les autres, mais moins influents), mis à l’amende, incarcérés ou expropriés (10.000 par million de citoyens); D (peu ou pas d’influence, mais ayant assisté les précédents), pas de punition (20.000 à 30.000 par million de citoyens). A partir de ces étranges quotas de traîtres, Breivik indique le nombre de personnes de catégorie A et B (donc devant être exécutés) par pays: 65.650 en France, 82.820 en Allemagne, 10,807 en Belgique, 498 en Suisse, 4.848 en Norvège, etc…
Bien sûr, un certain nombre de ces traîtres seront des femmes: mais il faut se rendre compte que l’on se trouvera sur le champ de bataille face à des femmes qui n’hésiteront pas à tirer. Il faut donc se “familiariser avec le concept de tuer des femmes, même de jolies femmes” (p. 942). Celui qui n’y parvient pas fera mieux de se tenir à l’écart du mouvement de résistance.
Breivik estime que la violence aveugle contre des musulmans est contre-productive et ne créera au mieux que plus de sympathie pour l’islam (p. 1132). Il ne faut pas se battre avant tout contre les musulmans ou l’extrême-gauche (“antifascistes”): c’est le régime qu’il faut combattre. Il convient d’abattre d’abord les régimes, puis il sera temps de déporter les musulmans, explique-t-il (pp. 1255-1256).
Pour les attentats, Breivik s’intéresse notamment à la fabrication d’explosifs à l’aide d’engrais, en citant l’exemple de Timothy McVeigh, l’auteur de l’attentat d’Oklahoma City en 1995, mais en soulignant qu’il est devenu beaucoup plus difficile aujourd’hui de se procurer les composants nécessaires, en raison de règles plus rigoureuses introduites par mesure de sécurité. Cela signifie que “beaucoup de guides pour fabriquer des bombes disponibles sur Internet sont devenus pratiquement inutiles maintenant, parce qu’il est devenu difficile, voire impossible pour la plupart des gens de se les procurer” (p. 958). Ce n’est cependant pas impossible avec une bonne couverture pour justifier l’acquisition, continue-t-il: et nous avons en effet vu les résultats à Oslo… Il fournit des précisions sur les matériaux à choisir et des instructions de fabrication et d’utilisation complètes, en tout petits caractères dans la version .docx de son manifeste: il faut donc procéder à un copier-coller, puis les agrandir pour les lire. Le lecteur constate que Breivik s’est livré à des recherches considérables pour collecter toutes les données, et aussi vérifier les informations recueillies à travers différentes sources, Internet aidant: dans certains cas, ce sont même des sites anti-terroristes qui lui ont finalement fourni les réponses à ses questions pratiques! (p. 999)
Les attentats à la bombe ne sont cependant pas pour tout le monde, à moins d’être en mesure de produire des explosifs capables de causer de grands dégâts et d’éliminer un nombre important de “traîtres”: chaque combattant doit décider selon ses capacités, et dans certains cas l’efficacité sera plus grande en se limitant aux armes à feu. Le 22 juillet, Breivik a tragiquement démontré sa capacité à utiliser différentes méthodes.
Mais Breivik voit grand: toutes les armes possibles du terroriste retiennent son attention, et il s’intéresse donc aussi à l’acquisition et à l’usage d’armes de destruction massive contre les élites “marxistes culturelles et multiculturalistes”. Il commente ainsi les possibilités présentées par les armes biologiques et chimiques: l’anthrax lui semble particulièrement attrayant. Il se penche aussi sur les armes nucléaires, même s’il admet qu’il serait pratiquement impossible de s’en procurer, à moins de prendre le contrôle d’un dépôt d’armes nucléaires ou de réussir à s’entendre “avec les Russes, les Indiens ou les Israéliens” (Breivik ne cache pas ses sympathies pour les nationalistes hindous anti-musulmans). Pour une opération avec des armes nucléaires, Breivik envisage plutôt de petites charges, avec un nombre de victimes restreint, mais des explosions successives destinées à faire fléchir les régimes en place.
“Nous ne permettrons pas aux élites corrompues et traîtres de l’UE de vendre les peuples européens pour l’esclavage musulman. Nous ne leur permettrons pas d’annihiler la civilisation occidentale, nos identités et nos cultures en leur permettant de continuer à institutionnaliser et à mettre en application le multiculturalisme. Nous demandons leur reddition complète — rien de plus, rien de moins.” (p. 966)
Il envisage aussi de faire sauter des centrales nucléaires: il est conscient que cela signifie la contamination de la zone environnante pour deux siècles, mais conclut que cela n’est rien par rapport aux perspectives, c’est-à-dire de permettre aux Européens de garder le contrôle de leur terre pour les millénaires à venir…
Manifestement, ce n’est pas à ce stade qu’il s’intéresse aux armes nucléaires, mais dans l’hypothèse d’un mouvement déjà plus développé. Son ouvrage combine en effet ce qu’il est déjà possible de faire et ses rêves de ce qu’il serait possible d’accomplir à des stades ultérieurs. Dans certains passages, Breivik nous éclaire sur ses préparatifs; dans d’autres, il rêve, en pleine politique-fiction, allant jusqu’à fantasmer sur de possibles alliances tactiques avec… les djihadistes! tout en admettant que cela pourrait être risqué (en effet….) et “idéologiquement contre-productif” (sic!). Quoi qu’il en soit, pour lui, le recours à aucune méthode terroriste ne va trop loin, il n’y a plus de barrières morales, tant les enjeux sont vitaux. Et l’objectif visé est l’effondrement des systèmes en place, en les atteignant si possible sous l’angle économique: d’où des considérations détaillées sur les cibles pétrolières et gazières importantes dans les différents pays européens, avec liste complète des cibles et de leurs capacités de production.
Breivik se penche aussi sur l’attitude à adopter lors d’un procès, si le combattant est arrêté après une opération réussie. Il sera intéressant de voir s’il appliquera cette tactique: si tel est le cas, il contestera l’autorité même des gouvernements en place, considérés comme un “réseau criminel global” (p. 1107). Il sait que cela vaudra à l’accusé d’être ridiculisé, mais il ne soit pas se démonter et continuer à soutenir sa cause avec le plus grand sérieux: “Ils riront aujourd’hui, mais au fond d’eux, ils ont un peu de peur, de respect et d’admiration pour notre cause […].” Le procès doit être utilisé “comme une plateforme pour l’avancement de notre cause” (p. 1108). (Il fournit un exemple de ce que pourrait être un discours d’un “chevalier” pour se défendre, mais il s’agit certainement d’un texte emprunté à un autre auteur et remanié par Breivik, car les références sont américaines.)
La planification des attentats
Le texte offre plus que le parfait manuel du terroriste et des considérations sur l’islamisation, le multiculturalisme ou la future organisation de l’Europe après les plans de la guerre civile: il ouvre des aperçus sur les sentiments de Breivik, et aussi nous livre les détails de l’opération qu’il prépare.
A vrai dire, un passage intrigant (p. 1346) laisse entendre qu’il avait prévu de ne pas s’en tenir à l’attentat d’Oslo et à la fusillade sur l’île d’Utoeya, mais de mener trois opérations, voire une quatrième s’il ne périssait pas au cours des deux précédentes. Cela dit, il est probable que cela corresponde à un plan précédent et qu’il ait fini par se limiter à deux opérations au fur et à mesure que l’épuisement de ses ressources ne lui permettait plus ne retarder. D’autant plus qu’il affirme aussi, dans le même passage, ne pas vouloir se rendre, ce qu’il a pourtant fait.
Il décrit chronologiquement toute la phase préparatoire, dont les détails sont captivants pour toute personne intéressée par le terrorisme. Il faut cependant tenir compte de possibles éléments fictifs, notamment son initiation comme “chevalier justicier” à Londres en 2002 et le voyage subséquent qu’il aurait effectué au Liberia pour y rencontrer un héros de guerre serbe: l’enquête de police permettra probablement de clarifier tout cela.
Il fait état de ses hésitations: ce serait tellement plus simple de suivre la voie de la majorité des gens; mais il se sent sent investi d’une mission, qui l’appelle à se sacrifier pour des gens qui vont probablement “vous détester pour cela” (p. 1419).
Début 2010, il voit aussi ses fonds en train de s’épuiser rapidement. Il avait prévu de commencer à préparer l’opération avec 3 millions €, il n’a finalement pu en rassembler que 250.000, et il ne lui en reste que 50.000, plus 30.000 de limite de crédit sur ses différentes cartes: cela “va me forcer à passer bientôt à la prochaine phase de l’opération” (p. 1419). En mars 2010, il commence à vendre des objets qui lui appartiennent (p. 1421). En mars 2011, ses ressources sont devenues dangereusement basses: 3.750 € sur son compte en banque, autant en liquide, les crédits possibles sur ses neuf cartes de crédit (p. 1438). Cela rappelle qu’il ne suffit pas de vouloir commettre un acte terroriste: il faut pouvoir y investir des moyens, pour celui qui a l’ambition d’une opération importante et de préparatifs minutieux sans bénéficier du soutien d’une organisation.
Pas si simple non plus d’acquérir des armes: il se rend dans ce but à Prague, en août 2010, mais ses tentatives d’approcher le “milieu” pour obtenir les objets de sa convoitise échouent misérablement: il va maintenant essayer “d’acquérir les armes dont j’ai besoin légalement, en Norvège” (p. 1423). L’expérience le conduit à renoncer à approcher les Hells Angels. Un moment, sans doute, où Breivik aurait bien pu être repéré par des services de police, si les personnes qu’il avait approchées (dans des maisons de passe et des clubs…) avaient été des informateurs…
Il raconte comment il se procure — avec succès — les composants pour la fabrication d’explosifs, détaillant les coûts de chaque produit. Il explique aussi quels prétextes il a trouvés pour justifier chaque achat en cas de questions des douanes. Il met au point des histoires très bien construites pour éviter les soupçons. Autant la tentative pragoise d’acheter des armes évoque plutôt un certain amateurisme, autant l’acquisition des composants pour fabriquer des engins explosifs révèle une approche très réfléchie. Et pourtant: selon des informations publiées aujourd’hui dans des médias norvégiens, un achat de produits chimiques en Pologne aurait attiré l’attention des services de sécurité, mais sans suite…
Impossible de résumer ici tous les détails, minutieusement décrits par Breivik étape par étape. Mais il réfléchit aussi à ce qui peut arriver s’il survit à sa mission et se trouve en prison: il pense se réveiller à l’hôpital, après les blessures reçues au cours d’un échange de coups de feu, et se retrouver face à un véritable cauchemar: il se retrouvera démonisé, sait-il déjà, et “tous mes amis et ma famille me détesteront et m’appelleront un monstre” (p. 1436). Même s’il se sent très fort, il se demande comment il résistera à une torture mentale, “peut-être accompagnée d’une torture physique”. Mais “je saurai toujours que je suis peut-être le plus grand champion du conservatisme culturel que l’Europe ait vu depuis 1950”.
En avril 2011, malgré des fonds de plus en plus limités, il réussit à louer une ferme… à un agriculteur envoyé en prison pour deux ans et demi parce qu’il a été impliqué dans une culture de marijuana! (p. 1454). A partir de ce moment, il n’a plus d’argent et vit sur les dépassements de limite autorisés par ses cartes de crédit.
Tout se concentre désormais sur les préparatifs, mais aussi sur la crainte d’être découvert et de devoir prendre la fuite: le 10 mai, il prépare un plan d’évacuation “en dix minutes”, à tout hasard. En même temps, il se soucie de cultiver de bonnes relations avec le voisinage. Mais il raconte aussi comment il craint subitement d’avoir été repéré, en pensant avoir vu des voitures de police banalisées aux abords de sa ferme. “La paranoïa peut être une bonne chose, ou un fléau. […] J’ai décidé dès ce moment que je ne me laisserais pas gagner par la paranoïa.” (p. 1457) Cependant, il raconte aussi, le 18 juin, comment il ne fut pas loin d’être repéré par une visite inopinée: dans toute opération de ce genre, il y a une part d’imprévisible, et un grain de sable peut facilement venir gripper la mécanique la mieux huilée: cela aurait bien pu être le cas pour Breivik.
Il relate aussi ses tentatives pour obtenir les résultats voulus avec les explosifs: plusieurs essais frustrants, au point qu’il fut près, en juin 2011, de renoncer à l’attentat à la bombe pour se concentrer uniquement sur l’autre opération “non spectaculaire” (sic) (p. 1460). Mais il réussit finalement, apprenant un peu plus à chaque étape.
Bien des problèmes aussi avec son ordinateur — et, régulièrement, les références à des ressources financières de plus en plus limitées: durant les dernières semaines, on peut dire que Breivik préparait ses attentats à crédit…
Le 1er juillet, le laboratoire qu’il avait installé est démonté. Le 2 juillet, il commence à reconnaître les itinéraires vers les sites des opérations. Il va récupérer du matériel dans des caches. Il passe aussi beaucoup de temps à préparer les engins explosifs, conscient des risques d’explosion durant le processus. Le journal de Breivik met en évidence tout le travail de préparation d’une opération telle que la sienne et la ténacité qu’il faut y investir.
Sa note finale est datée du 22 juillet, précédée par quelques remarques curieuses sur ses projets d’avenir, comme s’il s’agissait de brouiller des pistes. ll explique aussi que, avec ce qu’il sait maintenant, il aurait pu achever l’opération en 30 jours au lieu de 80. Et cela se conclut laconiquement par la remarque: “Je pense que ce sera ma dernière note. C’est maintenant le vendredi 22 juillet, 12h51.”
Les photographies qu’il insère à la fin du livre nous ont tout d’abord intriguées: elles avaient quelque chose de bizarre. En tenue de combat, on peut encore comprendre; en grand uniforme et en tablier maçonnique, cela semble déjà un peu plus étrange; quant à la photo de famille, on se demande vraiment ce qu’elle fait là. Mais un passage du manifeste en révèle la logique, dans l’esprit de Breivik: c’est du marketing, il s’agit de donner la meilleure image des combattants en prenant des photographies avant l’opération et en les diffusant ensuite (pp. 1069-1071), afin de ne pas laisser la police utiliser ensuite des illustrations donnant une image peu attrayante. Une tactique qui a d’ailleurs marché, puisque tous les médias ont repris les photographies gracieusement mises à leur disposition par Breivik lui-même!
De l’idéologie à l’action directe
Après être passé par le Parti du progrès, Breivik dit avoir commencé à se détourner en 2003 de la politique conventionnelle. Breivik se considère comme un “révolutionnaire conservateur”: “conservatisme culturel”, “mouvement national de résistance” ou “mouvement conservateur révolutionnaire” sont des étiquettes dans lesquelles il se reconnaît (p. 1354), marquant une orientation spécifique par rapport à d’autres groupes dans la mouvance de la droite radicale. Il est conscient d’être dans un milieu politique où il peut aussi côtoyer des néo-nazis, et il estime qu’il ne faut pas perdre son temps à se battre avec eux, mais il note que les néo-nazis sont généralement “pro-musulmans et anti-juifs”, tandis qu’il exprime sa sympathie pour les “juifs de droite” et les autres minorités non musulmanes en Europe, dans lesquels il voit des alliés potentiels (p. 1131). L’hostilité des nationaux-socialistes aux juifs et à Israël, “notre principal allié”, rend très difficile une coopération: leur haine des juifs les aveugle et les empêche de percevoir la menace imminente représentée par l’islam (p. 1375).
En fait, il semble penser que la plupart des néo-nazis ne le sont pas vraiment et pourraient être récupérés dans le sens de ses idées, sur la base de valeurs partagées. Cependant, dans le cadre du glissement idéologique noté précédemment, et de la remise en question de toutes les idées reçues, il s’efforce à la fois de rejeter le révisionnisme (sur la question des chambres à gaz) et de s’inquiéter des conséquences destructives de la “religion de l’holocauste” en Europe, élément qui contribue à la vulnérabilité du continent (p. 1367-1368). Il sympathise globalement avec les partis politiques nationalistes et anti-immigration: il en fournit une liste pays par pays, en Europe et dans quelques autres pays, avec leurs sites web (pp. 1246-1251).
En ce qui concerne la religion, il pense que les Eglises ont été trop influencées par les idéologies multiculturalistes, et il pense donc qu’il faut les réformer et leur donner une place dans le futur système, où le christianisme sera “la seule religion officielle des pays européens” (p. 1140). Rien du “chrétien fondamentaliste” que les médias ont décrit: c’est plutôt un homme qui pense le rôle de la religion de façon politique et met l’Eglise au service de son projet politique. C’est un christianisme culturel: dans ce sens, un “chrétien athée”, dit-il, peut également s’engager dans la résistance.
Breivik emprunte aux djihadistes l’expression d'”opérations de martyre”: il offre un intéressant exemple de comportement mimétique par rapport à son adversaire. De la même façon, les photographies qu’il a laissées — alors qu’il ne savait pas s’il allait sortir vivant de son opération — rappellent les pratiques semblables des djihadistes. Il explique d’ailleurs qu’il faut s’inspirer des djihadistes, qui honorent les martyrs et viennent en aide à leurs familles (p. 1079). De même que les djihadistes, il prend soin de distinguer soigneusement le martyre du suicide (pp. 1348-1350). C’est un scénario classique: quand un adversaire est perçu comme très fort, il faut s’approprier certaines de ses techniques pour être à la hauteur et le défaire.
La lecture du texte fait apparaître un esprit froid, méthodique, intelligent: il va jusqu’à préciser qu’il ne faut pas agir aveuglément et animé par la haine (p. 1031). En même temps, il y a des bizarreries qui révèlent une psychologie troublée, bien que n’empêchant pas le personnage de fonctionner efficacement: par exemple, sa façon de mettre en place dans les détails tous les aspects du combat à mener, jusqu’aux quotas de traîtres éliminer par pays, à un système de décorations minutieusement planifié pour les combattants (avec reproduction des médailles!) (pp. 1080-1095), à tous les détails des uniformes (pp. 1096-1101), à un remaniement de la carte politique du bassin méditerranéen oriental (pp. 1318-1324). Cela évoque plutôt des fantaisies d’adolescent.
Malgré ses tentatives de faire croire qu’il a été enrôlé dans une organisation ultra-secrète internationale de résistance dès 2002, le simple fait qu’il avait 23 ans à ce moment rend une telle affiliation hautement improbable: si une organisation de ce type existait, elle ne recruterait certainement pas des membres de cet âge. Il y a certes là un élément recherché de propagande, dans l’espoir de susciter des vocations et de créer une légende. Mais la présentation d’une structure néo-templière vraisemblablement imaginaire laisse supposer que Breivik vivait à la fois dans la réalité et dans une sorte de monde fictif. Il y a en lui un mélange de militant déterminé et d’enfant qui cultive des rêves de toute-puissance, en se plaçant la position d’un “chevalier justicier” avec droit de vie et de mort. Le pont entre ces deux univers lui était fourni par les abondantes publications sur Internet de la mouvance anti-islamique européenne et d’autres cercles proches: cette littérature le confortait dans son idée d’être un chevalier à l’avant-garde d’un combat crucial pour le salut du continent, un héros moderne courageux — et impitoyable en raison des enjeux. Reste à voir quelles réflexions son procès à venir, puis les années de prison, lui inspireront.
Jean-François Mayer