La prise de la grande mosquée de La Mecque par un groupe d’insurgés qui affirmait que le Mahdi était apparu, en 1979, reste une affaire sur laquelle existe peu de documentation en langues occidentales. Des recherches récentes viennent éclairer les événements eux-mêmes et leur arrière-plan, mais aussi leur postérité.
Le 20 novembre 1979, premier jour d’un nouveau siècle – l’an 1400 – selon le calendrier musulman, un groupe islamiste dirigé par un caporal retraité de la Garde nationale saoudienne, Juhayman al Utaybi, s’empara de la Grande Mosquée de la Mecque, lieu le plus sacré de l’islam. Mohammad Abdullah al Qahtani, beau-frère d’Utaybi, fut présenté aux fidèles comme le Mahdi, figure messianique de l’islam qui vient à la fin des temps établir sur terre une société juste après une confrontation avec les forces du mal.
Ce ne fut que le soir du 4 décembre que les forces saoudiennes – avec les conseils techniques d’une équipe française du GIGN (Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale) – parvint finalement à reprendre complètement le contrôle du lieu saint. Le “Mahdi” était déjà mort, après une longue agonie (une partie du corps déchiqueté par une grenade qu’il avait attrapée pour la relancer aux assaillants, certain de ne pouvoir être tué en raison de son rôle messianique) – mais certains des membres du mouvement continuaient à croire en lui et à sa survivance des années plus tard. Quant à Utaybi et à 62 autres prisonniers, ils furent décapités dans différentes villes de l’Arabie saoudite le 9 janvier 1980: au total, 39 Saoudiens, 10 Egyptiens, 6 Yéménites et quelques Koweïtiens, Irakiens et Soudanais. Plusieurs autres prisonniers furent exécutés secrètement au cours des mois suivants. Ceux qui n’avaient pas encore atteint l’âge adulte ou n’avaient pas participé aux combats passèrent des années en prison. Un Afro-Américain qui appartenait au groupe perdit la vie lors des événements, un autre fut finalement libéré et rapatrié aux Etats-Unis. La branche koweïtienne du mouvement d’Utaybi survécut jusque dans les années 1980
Pourquoi revenir sur cette histoire aujourd’hui? Tout d’abord, parce que un livre et un article sur le sujet sont récemment parus et permettent de savoir plus exactement ce qui s’est passé lors de ces événements sur lesquels existent peu de recherches. Ensuite, parce que l’épisode de La Mecque en 1979 n’a pas été un incident isolé, aberrant, mais s’inscrit dans les développements plus vastes de l’émergence du jihadisme contemporain: ils apparaissent comme une pièce de ce puzzle dont les experts s’efforcent de comprendre les dynamiques.
Nous devons le livre The Siege of Mecca au journaliste Yaroslav Trofimov, correspondant du Wall Street Journal, pour lequel il couvre depuis des années le monde arabe. Le récit est mené efficacement, dans un style journalistique. La force de l’ouvrage est la description très détaillée des événements de La Mecque, jour par jour, en particulier tel qu’il a été vécu du côté des autorités saoudiennes tentant de reprendre le contrôle du lieu saint et des diplomates américains qui tentaient d’en savoir plus. L’accès à des documents américains déclassifiés, mais aussi à de nombreux témoins que l’auteur a rencontrés (y compris d’anciens membres du groupe) apportent des informations qui, recoupées les unes par les autres, permettent de se faire une idée plus précise de ce qui s’est réellement passé.
Quant à l’article, paru dans l’International Journal of Middle East Studies, il est signé Thomas Hegghammer et Stéphane Lacroix, jeunes chercheurs norvégien et français, qui se signalent l’un et l’autre depuis quelque temps déjà par des recherches de qualité sur différents aspects de l’islamisme contemporain. Se fondant sur un travail de terrain mené en Arabie saoudite et au Koweït, l’article s’intéresse particulièrement aux origines, aux interprétations et à l’héritage du mouvement d’Utaybi.
Nous n’allons pas faire l’histoire du siège: celui qui voudra en savoir plus sur le déroulement de cette opération – y compris les problèmes et erreurs des Saoudiens – lira le récit de Trofimov. Notons que c’est un événement d’avant l’âge d’Internet et du téléphone cellulaire, et que cela change beaucoup de choses par rapport à ce qu’aurait représenté un tel événement aujourd’hui: il était possible aux autorités saoudiennes de faire un black out sur les événements dans un premier temps, et à toute une série d’interprétations de circuler dès les premiers jours (y compris la perception d’une initiative iranienne, alors que le mouvement d’Utaybi était viscéralement antichiite). Mais nous voulons plutôt nous concentrer sur quelques questions plus générales et sur ce que cette affaire nous apprend sur les évolutions des courants islamistes.
Tout d’abord, le groupe d’Utaybi n’était pas surgi de nulle part: son chef lui-même venait d’une des tribus parmi les plus rigoureusement converties au wahhabisme, qui avaient aidé le roi Abdel Aziz (1876-1953) à conquérir le pouvoir, mais s’étaient retrouvées par la suite en opposition avec lui à la fin des années 1920, quand il avait voulu rétablir la paix dans le pays et avec ses voisins, et quand il avait autorisé l’introduction dans son royaume d’innovations modernes telles que le téléphone, le télégraphe, la radio et l’automobile. Forcées de rentrer dans le rang à la suite d’une défaite en 1929 face aux forces loyales à la dynastie saoudienne, ces tribus se trouvaient éloignées des champs pétrolifères et de la prospérité que ceux-ci apportaient à d’autres régions: entrer dans la Garde nationale saoudienne était un moyen de progression sociale. La Garde nationale saoudienne, conçue comme contrepoids à une armée plus cosmopolite et potentiellement gagnée par des idées socialistes, reposait sur une orthodoxie islamique stricte; et d’autres participants à l’insurrection en étaient également issus et avaient utilisé leurs connaissances pour entraîner militairement leurs compagnons au cours des mois précédents.
L’affaire de 1979 soulève aussi la question de l’impact des idées mahdistes dans le monde sunnite – le mahdisme y prenant une forme très différente de l’approche chiite, mais ne représentant pas moins un phénomène propre à stimuler les espérances. Le rôle d’aspirations mahdistes dans différents courants de l’islamisme est sujet à débat, mais il ne fait aucun doute dans le cas des insurgés de La Mecque, et Utaybi liait l’apparition du Mahdi au changement de siècle, voyant dans la prise de la mosquée un acte d’accomplissement des prophéties; mais le mahdisme semble avoir été intensifié par la vague de répression de 1978, pour autant qu’il soit possible d’établir une chronologie claire. La prise de la mosquée de La Mecque était comprise par les insurgés comme la réalisation d’un scénario mahdiste. L’histoire et la prophétie se conjoignaient dans leur esprit.
Selon Hegghammer et Lacroix, il n’y a aucune raison de mettre en doute les convictions mahdistes d’Utaybi; mais ils ne sont pas certains – à en croire les témoignages recueillis – que tous les compagnons d’Utaybi partageaient ses croyances messianiques. Surtout, ils estiment que la réduction du groupe d’Utaybi à une “secte messianique” négligerait la dimension politique de son discours: nous devons comprendre le groupe, expliquent-ils, “comme simultanément messianique et politique” (Hegghammer et Lacroix, p. 114). L’on serait tenté d’ajouter que cela n’est pas rare dans les mouvements messianiques…
Notons que de nombreux partisans d’Utaybi eurent des rêves leur révélant que Mohammed Abdullah al Qahtani était le Mahdi et qu’ils lui prêtaient allégeance devant la Kaaba (Trofimov, pp. 50-51). Certaines recherches récentes ont souligné l’importance des rêves non seulement dans l’islam en général, mais aussi dans les groupes jihadistes (cf. Iain R. Edgar, “The Inspirational Night Dream in the Motivation and Justification for Jihad”, Nova Religio, vol. 11, N° 2, nov. 2007, pp. 59-76).
Un autre élément important qui aide à comprendre l’émergence d’Utaybi et de son mouvement est le rôle joué par des experts religieux saoudiens influents, comme Abdelaziz Ibn Baz (1909-1999), critiques envers les influences étrangères ainsi que d’autres aspects modernisateurs et libéraux, mais prêts en même temps à défendre la monarchie pour une série de raisons parmi lesquelles figuraient aussi bien les avantages qu’ils en retiraient pour leur position – face à un régime peu disposé à accepter les critiques avec bienveillance – que la crainte de voir, en cas de disparition du régime saoudien, des courants socialistes prendre le dessus. Utaybi, pour sa part, poussa la logique de ses convictions jusqu’au bout, pour en arriver finalement à considérer les souverains saoudiens et les dirigeants de tous les autres pays musulmans comme illégitimes, ce qui entraînait également l’interdiction de servir ces Etats (Trofimov, p. 33).
En fait, montrent Hegghammer et Lacroix, l’on assista dans les années 1950-1960 au développement de deux types d’islamisme en Arabie saoudite: une islamisme “pragmatique, politique et élitiste”, né sur les campus et influencé par les Frères musulmans, et un islamisme “isolationiste, piétiste” et lié à des milieux d’un niveau social plus bas, de type “néo-salafi” et non disposé au compromis. Le groupe d’Utaybi se situait dans cette seconde mouvance. Hegghammer et Lacroix soulignent qu’elle ne doit pas être confondue avec le jihadisme du type de celui de Ben Laden: il s’agit d’une mouvance qui concilie souci des pratiques rituelles et dédain pour la politique avec un rejet de l’Etat et de ses institutions (p. 104).
Utaybi appartint longtemps aux cercles qui avaient un profond respect pour Ibn Baz. Selon Trofimov, à quelques exceptions près (par exemple l’identification de Qahtani avec le Mahdi), l’essentiel du message des insurgés était le même que celui des oulémas les plus influents d’Arabie saoudite: d’ailleurs, bien que Utaybi se soit éloigné de son allégeance aux oulémas du Royaume vers 1977, les jugeant trop soumis au pouvoir, Ibn Baz lui-même intervint en 1978 pour faire libérer les adeptes d’Utaybi arrêtés par les autorités, qui s’étaient émues des activités de ce réseau clandestin hostile aux Saoud. De l’avis de Ibn Baz, des hommes qui voulaient ainsi rendre le pays plus pieux avaient de bonnes intentions, malgré des excès de langage (Trofimov, pp. 41-42). Cependant, il apparaît rétrospectivement que, tout en reprenant certains de leurs thèmes, les partisans d’Utaybi étaient engagés dans une contestation des autorités religieuses établies, jugées trop proches du pouvoir, facteur de crise si crucial pour la compréhension de l’émergence de l’islamisme radical.
La prise de la mosquée de La Mecque était symboliquement une opération d’un impact potentiellement inouï, mais pas la meilleure pour s’assurer un soutien en utilisant la force dans un lieu d’où celle-ci est en principe exclue selon les règles de l’islam. Par la suite, le roi Khaled aurait affirmé à des visiteurs étrangers que, “s’il avait attaqué mon palais, il aurait pu avoir plus de succès”, rappelle Trofimov (p. 226). En effet, dans la même période, une violente agitation se produisit parmi les chiites des zones pétrolifères, la toute fraîche révolution survenue en Iran échauffant les esprits dans une population considérée avec mépris et hostilité par les wahhabites. Le régime saoudien l’avait échappé belle.
Pour se renforcer après cette crise, il fit ce que tant d’autres régimes du monde musulman ont fait: parer aux critiques par un surcroît de religion, afin d’en tirer une légitimité supplémentaire. Dirigé par Ibn Baz, le Conseil suprême des oulémas donna raison au régime saoudien et condamna les insurgés, mais obtenant en échange une série de mesures contre la libéralisation qui s’était amorcée en Arabie saoudite. L’appui financier aux oulémas et aux organisations propageant le wahhabisme aurait en outre été renforcé par suite des événements et du marché conclu entre dynastie saoudienne et dirigeants religieux. Rétrospectivement, selon l’analyse de Trofimov (chapitre 30), cette politique aurait nourri les idées qui avaient produit Utaybi et ses disciples et qui allaient inspirer Al Qaïda. Même si tout cela est sans doute plus complexe, l’observation mérite assurément l’attention, et nous rappelle l’importance des idées et de leur influence. En outre, il est historiquement exact que certains des membres du mouvement d’Utaybi rejoignirent les rangs d’Al Qaïda par la suite: si cela ne crée pas une généalogie, le fait en lui-même démontre des affinités, un milieu idéologique dans lequel des croisements ont pu s’opérer.
Pour mieux comprendre ces idées, les lecteurs non arabophones ne peuvent que souhaiter que soit disponible un jour dans une langue occidentale une traduction des Sept Epîtres (et les quatre qui les suivirent), publiées sous la forme d’un volume de 170 pages en 1978, contenant notamment quatre traités signés par Utaybi lui-même. Ce volume avait été publié au Koweït, nullement par des islamistes, mais par un éditeur favorable à l’idéologie baathiste de l’Irak de Saddam Hussein, dans l’espoir de contribuer ainsi à affaiblir le régime saoudien (Lacroix et Hegghammer parlent pour leur part simplement de l’éditeur de gauche, désireux de soutenir des mouvements d’insurrection populaire). L’une des épîtres était entièrement consacrée à la question du Mahdi. Les textes d’Utaybi, indique Trofimov, sont toujours réédités en Egypte (p. 247).
Mohammed Islambouli, frère de l’assassin du président Sadate, et aujourd’hui membre des réseaux d’Al Qaïda, était à La Mecque au moment des événements et en avait rapporté le livre d’Utaybi, distribué aux pèlerins bloqués dans l’enceinte sacrée durant les premières heures des événements. En outre, comme nous l’avons vu, plusieurs Egyptiens s’étaient joints à l’opération: car les Sept Epîtres auraient déjà circulé dans les milieux islamistes égyptiens avant la prise de la Grande Mosquée, notamment parmi les partisans de la Jamaat Islamiya (Trofimov, p. 44).
Quant à Abu Mohammed al Maqdisi (né en 1959), l’un des théoriciens du jihadisme, s’il désapprouve les prétentions mahdistes du mouvement et regrette le manque de vision politique du groupe, il ne salue pas moins sa tentative de réveiller les musulmans (Trofimov, p. 249). Maqdisi, un Palestinien d’origine qui grandit au Koweït, y fut en contact avec la branche du groupe d’Utaybi dans les années 1980, puis rencontra des sympathisants en Arabie saoudite même quand il alla étudier à Médine en 1981 ou 1982 (Hegghammer et Lacroix, p. 115). Fortment influencé par les idées d’Utaybi, selon l’analyse de Hegghammer et Lacroix, Maqdisi va plus loin que lui sur certains points: par exemple, tout en critiquant vivement la légitimité du gouvernement saoudien, Utaybi ne se sentait néanmoins pas le droit de prononcer l’anathème contre les monarques saoudiens en les déclarant non musulmans (takfir), un point sur lequel Maqdisi se trouva en désaccord avec les partisans survivants d’Utaybi dès les années 1980 (p. 116).
Il y eut au début des années 1990 une tentative de jeunes Saoudiens de renouer avec l’héritage d’Utaybi, mais ce cercle finit par éclater en plusieurs factions et par développer des positions plus radicales que celle du groupe dont ils revendiquaient l’héritage, notamment sur la question de l’apostasie de la famille royale. Certains anciens membres de ce cercle furent impliqués dans les attentats de Riyadh en 1995, ce qui entraîna l’arrestation de tous ceux qui avaient été liés à cette “résurgence”. Après leur passage en prison, certains se radicalisèrent, d’autres évoluèrent vers des positions libérales (Heghammer et Lacroix, pp. 116-117).
L’épisode apparaît ainsi comme plus qu’anecdotique ou sans conséquence, malgré les efforts des autorités saoudiennes – que l’affaire embarrassa considérablement – pour éviter trop de recherches sur le sujet. En outre, il se situa à un tournant crucial, puisque cette même année 1979 vit non seulement la Révolution islamique iranienne, avec ses conséquences dans le monde islamique en général et chiite en particulier, mais aussi l’intervention soviétique en Afghanistan, au mois de décembre. Les fils de développements dont les conséquences se font sentir aujourd’hui s’entrecroisaient ainsi au même moment, sans que leurs acteurs aient pu alors s’en douter: c’est l’un des mérites du livre de Trofimov de mettre ces événements en relation, dans leur synchronie, et de l’article de Hegghammer et Lacroix de situer l’affaire sur la “carte idéologique” de l’islamisme saoudien. Et l’on se surprend à penser que, si le mahdi annoncé n’était pas au rendez-vous, l’entrée dans le XVe siècle de l’islam portait après tout peut-être bien les marques d’un tournant fatidique…
Thomas Hegghammer et Stéphane Lacroix, “Rejectionist Islamism in Saudi Arabia: The Story of Juhayman al-‘Utaybi Revisited”, International Journal of Middle East Studies, vol. 39, 2007, pp. 103-122.
(Il est possible d’en trouver une version provisoire en ligne, et aussi la version définitive, mais l’URL de cette dernière change apparemment, raison pour laquelle nous renonçons à l’indiquer: veuillez utiliser Google en entrant le titre de l’article.)
Yaroslav Trofimov, The Siege of Mecca: The Forgotten Uprising in Islam’s Holiest Shrine and the Birth of al-Qaeda, New York, Doubleday, 2007, XVI+302 p.
Voir également: Madawi Al-Rasheed, “Deux prédécesseurs saoudiens de Ben Laden”, Critique internationale, N° 17, octobre 2002, pp. 35-43. Accessible en ligne (fichier PDF): http://www.ceri-sciences-po.org/publica/critique/article/ci17p35-43.pdf ou http://www.cairn.info/load_pdf.php?ID_ARTICLE=CRII_017_0035