Dans son édition du 25 août 2005, la très sérieuse Neue Zürcher Zeitung consacrait un article à la fermeture de la ferme de Darley Oaks, à Newchurch, dans le Staffordshire anglais. Cette ferme, spécialisée dans l’élevage de cobaye destinés à des laboratoires d’expérimentation était devenue depuis six ans la cible d’activistes du Front de Libération Animale et de sa branche la plus radicale, l’Animal Rights Milita. De l’autre côté de l’Atlantique aux États-Unis, Louis J. Freeh, directeur du FBI, déclarait en 2002 que «ces dernières années, le Front de Libération Animale (ALF) (…) est devenu l’un des éléments extrémistes les plus actifs aux États-Unis».
Le Front de Libération Animale doit-il véritablement être considéré comme un mouvement violent? voire terroriste? Quelles sont ces origines? S’agit-il d’un mouvement unifié?
Paru en 2004, l’ouvrage édité par Steven Best et Anthony Nocella II, Terrorists or Freedom Fighters? Reflections on the Liberation of Animals (Lantern Books, New York, 2004) livre un regard lucide sur la libération animale: on y trouvera aussi bien des contributions d’activistes illustres – pour certains ayant passé du temps en prison, comme par exemple Robin Webb, porte-parole de l’ALF en Angleterre, Rod Coronado, porte-parole d’ALF aux États-Unis ou Paul Watson, un des membres fondateurs de Greenpeace – que des articles de scientifiques renommés comme Tom Regan (professeur émérite de philosophie à l’université de Caroline du Nord), Judith Barad (professeure à l’université de l’Indiana) ou Mark Bernstein (professeur de philosophie à l’université de San Antonio).
L’ouvrage est structuré en six parties («History», «Liberation», «Motivation», «Perception», «Tactics», «Terror»), complétées par trois annexes («My Experience with Government Harassment» de Rod Coronado, «Letters From the Underground: Parts I and II», anonymes et «Defining Terrorism»par Steven Best et Anthony J. Nocella II) et rassemble pas moins de 25 contributions – presque toutes originales – qui offrent un panorama complet et réfléchi des questions soulevées par la libération animale.
1. Histoire
Dans la première partie consacrée à l’historique de l’ALF, on lira «Thirty Years of Direct Action» de Noel Molland mais surtout la contribution de Kim Stallwood «A Personal Overview of Direct Action in the United Kingdom and the United States».
Dans cet article, Stallwood, activiste depuis 1973, dresse une chronologie de la genèse du mouvement. Dans les années 1960, on assiste aux premiers «balbutiements» de la libération animale lors d’actions de sabotages de la chasse perpétrées par «l’Association des saboteurs de la chasse» («Hunt Saboteurs Association» ou HSA). En 1972, un groupe de militants autour de Ronnie Lee et Cliff Goodman – estimant les tactiques de la HSA insuffisamment «radicales» – fonda la «Bande de la Miséricorde» («Band of Mercy»). Trois ans plus tard, Lee et Goodman étaient condamnés pour des dommages causés à des laboratoires de recherche utilisant des animaux.
A sa sortie de prison en 1976, Ronnie Lee rebaptisa la «Bande de la Miséricorde» en «Front de Libération Animale» («Animal Liberation Front» ou ALF). Une année plus tard, on assistait à la première action de libération aux États-Unis (deux marsouins sont libérés d’un laboratoire de recherches à Hawaii).
L’article de Stallwood est intéressant dans la mesure où il ne présente pas seulement une histoire du mouvement, mais également les dissensions au sein de celui-ci. Ainsi, dès 1984 et la possibilité d’actions violentes contre des personnes abusant d’animaux invoquée par Ronnie Lee («les activistes devraient instituer de nouveaux groupes sous de nouveaux noms dont les codes de conduite n’excluent pas l’usage de la violence contre des personnes qui abusent des animaux», p. 84) on assiste à un «schisme» au sein de la mouvance en Grande-Bretagne. Soutenue jusque là logistiquement par l’Union britannique pour l’abolition de la vivisection (British Union for the Abolition of Vivisection, BUAV), l’ALF est expulsée des locaux prêtés par la BUAV, suite à son changement de tactiques.
Selon Stallwood, «le changement de philosophie d’une stratégie non-violente d’action illégale directe à une stratégie violente coûta à l’ALF sa couverture médiatique sympathisante et le soutien croissant de la part du public» (p. 85).
Farouchement opposé aux tactiques violentes de l’ALF, Stallwood va même jusqu’à déclarer que «[les actions illégales] tendent à user de méthodes violentes qui exposent les êtres humains et les animaux à des situations perçues comme risquées ou face à des risques réels» (p. 86).
Les réflexions de Stallwood soulèvent deux questions: d’une part, le changement de stratégie de l’ALF au cours des années 1980 lui a-t-il véritablement coûté sa couverture médiatiqu esympathisante? D’autre part, les tactiques de l’ALF sont-elles véritablement violentes?
L’interaction entre médias et interventions de l’ALF fait l’objet d’une contribution extrêmement intéressante et pertinente de Karen Dawn, fondatrice de DawnWatch.com, un service qui suit la couverture médiatique autour des questions concernant les droits des animaux.
2. ALF et médias
Contrairement à ce que prétend Stallwood, le bilan des actions violentes de l’ALF n’est pas aussi univoque. Dans son article, Karen Dawn revient sur une campagne d’actions de l’ALF sur la côte ouest des États-Unis en 2003.
Dans un premier temps, elle revient sur une action de l’ALF contre un restaurant/ magasin de San Francisco sur le point d’ouvrir et qui devait se spécialiser dans la vente de foie gras (19 août 2003). Dans cette action, l’ALF a utilisé différentes tactiques: dommages causés au magasin pour plus de 50’000 $, dommages causés à la maison du restaurateur, lettres de menace et dispersion d’acide sur la voiture du restaurateur.
Même si le premier article de presse se concentrait plus sur la souffrance du restaurateur que sur celle des canards et oies dont le foie était destiné à la consommation, les journaux se tournèrent rapidement vers la souffrance des animaux même, si bien que 3 jours plus tard, un autre journal annonçait que «certains restaurateurs avaient repensé leur menu» (p.218). L’épisode était même repris quelques jours plus par le Times de Londres. Un mois plus tard, deux grands journaux américains (Los Angeles Times et le magazine Time) présentaient des comptes-rendus favorables de deux actions de sauvetage de canards et oies dont le foie était destiné à la consommation.
Le succès de la campagne de l’ALF fut définitivement établi lors de la parution d’un article dans le très influent New York Times à la fin septembre 2003. Depuis, le New York Times a mené une véritable polémique anti-foie gras, reprise dans les journaux de tout le pays.
Même le bilan médiatique d’une action plus violente – impliquant l’usage de deux petites bombes – n’est pas aussi clairqu’aimerait le suggérer Stallwood. Ainsi, le 28 août 2003, deux petits engins explosèrent dans le complexe de la Chiron Corp. en Californie. Ces bombes ne blessèrent personne, mais provoquèrent des dommages au complexe. Chiron Corp. est une entreprise qui fait confiance à Huntingdon Life Sciences pour tester ses produits sur les animaux. Depuis de nombreuses années, Huntingdon Life Sciences fait l’objet de très violentes attaques par les groupes de libération animale. Les explosions furent revendiquées par les «Cellules Révolutionnaires de la Brigade de Libération Animale» («Revolutionary Cells Animal Liberation Brigade»).
Même si les deux explosions firent l’objet d’une couverture internationale (traitées par plus de 100 journaux au niveau américain et international), presque chaque article était accompagné de propos de porte-paroles de l’ALF «qui même s’ils soutenaient le sabotage économique, considéraient inacceptable la violence contre les êtres humains ou les membres d’autres espèces» (p. 223).
Dix jours plus tard, un article qui, selon Dawn, suggérait que les «tactiques étaient sur la bonne voie» (p. 223), paraissait dans le San Francisco Chronicle.
Considérant une nouvelle génération de libérationnistes animaliers toujours plus violents (ainsi Rod Coronado, porte-parole de l’ALF aux Etats-Unis avait déclaré à propos des «Cellules Révolutionnaires de la Brigade de Libération Animale» «qu’une augmentation de l’usage d’explosifs était probable, étant donné qu’il existe une nouvelle «moisson» d’activistes radicaux qui pensent que les tactiques classiques de l’ALF sont trop légères» p. 223), Dawn se demande dans la dernière partie de son article si la mort d’une personne suite à une action de l’ALF ne signifierait pas la fin du mouvement.
Mais s’il lui est difficile de faire des prédictions pour l’avenir, ses possibles conclusions sont troublantes: de telles actions pourraient avoir des effets intéressants à court terme.
Ainsi, une dirigeante féministe lui donne la réponse suivante quant à l’impact de meurtres sur les mouvements anti-abortionnistes: «Oui, le meurtre de docteurs et d’autres membres du personnel travaillant dans des cliniques [d’avortement] – en plus des attaques terroristes sur des cliniques en moyenne une fois par mois – a été bénéfique à court terme. Les propriétaires fonciers, les compagnies d’assurance et même les voisins hésitent maintenant à accepter des cliniques, et la plupart des docteurs qui pratiquent encore l’avortement sont plus âgés et plus idéalistes et rappellent le bon vieux temps de l’avortement illégal» (p. 224).
3. ALF: violent ou non-violent?
Même si les événements de septembre 2001 ont suscité une pléthore de législations qui ont placé l’ALF au sommet de liste du FBI des mouvements terroristes domestiques, le débat au sein du mouvement se focalise sur la question de la nature de la violence de l’ALF. En définissant la violence comme une action perpétrée contre un être vivant (qu’il soit animal ou humain), le sabotage économique perpétré jusqu’ici contre des objets (bâtiments, laboratoires de recherche) ne serait pas considéré comme violent. On peut dès lors se poser la question: les actions de sabotage économique doivent-elles être considérées comme violentes?
Il est intéressant ici de considérer les réflexions de Tom Regan, l’un des fers de lance de la lutte en faveur du droit des animaux. Dans ses réflexions, Regan note que la question n’est pas véritablement de savoir si le sabotage constitue un acte violent. En effet, même si le sabotage n’est pas dirigé contre des êtres vivants, il s’agit clairement d’actes violents: «demandez à un quelconque membre du grand public si l’incendie d’une synagogue vide implique de la violence. Demandez à un n’importe quel avocat si l’incendie criminel constitue un crime violent (que quelqu’un soit blessé ou non). Dans une majorité accablante de cas, la réponse sera «aurais-je manqué quelque chose? Bien sûr qu’il s’agit d’actes violents» (p. 233).
De plus, comme remarqué dans la très exhaustive introduction de Steven Best et Anthony J. Nocella II, «en détruisant des biens, les activistes causent un certain type de préjudice ou de blessure à ceux qui les possèdent ou en possèdent des parts. Les personnes dont les maisons, les voitures ou les bureaux sont endommagés souffrent de peur, anxiété et sont traumatisées» (p. 33).
De ce fait, la discussion est déplacée: la question n’est plus de savoir si les actions de sabotage sont violentes mais de savoir dans quelle mesure la violence peut être justifiée.
La défense des actions de l’ALF en restreignant la portée du terme de violence semble donc plus une «astuce sémantique» qu’une véritable stratégie argumentative.
Selon Regan, la violence se justifie seulement dès le moment où «la violence est utilisée seulement lorsqu’il est nécessaire de les sauver [les animaux] pour leur éviter de terribles souffrances» (p. 233). Ainsi selon Regan, le sabotage économique n’est pas justifié, mais seulement les actions de libération d’animaux emprisonnés.
4. ALF: terrorisme ou mouvement de libération?
Dans leur essai consacré à la définition du terrorisme, Steven Best et Anthony J. Nocella II, se plaignent de la politisation croissante du terme de «terrorisme», notamment par le gouvernement américain, qui exclut toute forme de terrorisme gouvernementale. Ceux-ci, se basant sur les réflexions de Ludwig Wittgenstein, remarquent à juste titre les problèmes sémantiques soulevés par une définition du terrorisme: «on ne peut toujours spécifier de manière précise les éléments nécessaires et suffisants d’une définition, mais il est possible de fournir un faisceau de concepts liés» (p. 369). Ces réflexions sont remarquables dans la mesure où elles ne sont que très rarement soulevés par des philosophes, pourtant au fait avec la pensée de Wittgenstein.
Pourtant ceux-ci échouent totalement dans la définition qu’ils proposent: «le terrorisme est l’usage intentionnel de la violence physique dirigée contre des personnes innocentes – humaines et/ou des animaux non humains – afin de faire avancer les objectifs religieux, idéologiques, ou politiques d’individus, d’organisations, de corporations ou de gouvernements» (p. 370).
D’une part, ils se lancent dans des considérations politiques: ainsi selon eux, «pour les animaux, chaque seconde constitue une attaque similaire au 11 septembre» (p. 368), la race humaine étant engagée dans une campagne terroriste contre les animaux. Ils proposent donc de considérer «l’usage de la violence physique contre des personnes innocentes – humaines et/ou des animaux non humains» comme du terrorisme (p. 370).
D’autre part, le faisceau de concepts liés au terrorisme qu’ils proposent est trop restreint. Ainsi ceux-ci refusent, par exemple, de considérer l’inclusion d’un aspect psychologique (comme la peur ou l’intimidation) dans leur définition du terrorisme, les termes de «peur» et «intimidation» leur semblant ouverts à une marge interprétative trop importante qui «pourrait légitimer la répression politique de groupes d’activistes» (p.369 – on notera à nouveau la politisation du concept).
Pourtant en acceptant d’utiliser le concept à des fins politiques, l’aspect psychologique ne pourrait-il, par exemple, servir la cause animale dans une définition du terrorisme, les animaux étant amené à l’abattoir souffrant de peur?
Conclusion
Même si ce point de vue est parfois maladroitement exprimé dans l’ouvrage Terrorists or Freedom Fighters? Reflections on the Liberation of Animals, il serait inadéquat et faux de placer les groupes de libération animale au même niveau que des groupes politiques violents qui s’attaquent à des êtres humains, comme les groupes anti-abortionnistes ou les terrorismes religieux de tous acabits. La libération animale – faut-il le rappeler – n’a jamais fait de victime.
Même s’il s’agit incontestablement d’un mouvement politique violent à cause unique, on peut donc se poser la question de la pertinence de la classification proposée par le FBI, pour qui l’ALF se trouve au sommet de la liste du terrorisme domestique.
Pour qui veut comprendre le fonctionnement, la logique, les origines et les développements du mouvement, Terrorists or Freedom Fighters? Reflections on the Liberation of Animals constitue un ouvrage réfléchi et stimulant. Rassemblés à partir de l’intérieur du mouvement, les textes de cet ouvrage peuvent d’ores et déjà être considérés comme des classiques de la littérature consacrée au Front de Libération Animale.
Jean-Marc Flükiger
Steven Best et Anthony Nocella II, Terrorists or Freedom Fighters? Reflections on the Liberation of Animals, New York, Lantern Books, 2004 (XIV+402 p.).