La base de Guantanamo a suscité de nombreuses questions et réactions. Mais remplit-elle son rôle dans la perspective des opérations de contre-terrorisme? Dans une revue spécialisée sur les questions de renseignement, un officier de réserve américain qui s’est rendu à plusieurs reprises à Guantanamo livre son évaluation.
L’International Journal of Intelligence and CounterIntelligence, un trimestriel américain qui se trouve actuellement dans sa 18ème année, est l’une des plus intéressantes revues pour l’étude du monde du renseignement, un sujet qui fascine toujours le public, mais se prête parfois à des approches un peu trop sensationnelles. Rien de tel dans ce périodique. Parmi les rédacteurs se croisent chercheurs universitaires et auteurs ayant une expérience professionnelle du renseignement, souvent retraités. Le dernier numéro, daté de l’automne 2005 (Vol. 18, N° 3), ne fait pas exception.
Parmi les articles de ce numéro, nous avons relevé celui de James R. Van de Velde, un officier de réserve des services de renseignement de la marine américaine, qui a notamment travaillé dans les services de contre-terrorisme de la Defense Intelligence Agency (DIA). Van de Velde a eu l’occasion de se rendre plusieurs fois à Guantanamo, en 2003 et en 2004. Son article, “Camp Chaos: U.S. Counterterrorism Operations at Guantanamo Bay, Cuba”, présente ses observations sur les déficiences du travail de renseignement mené à Guantanamo. Venant d’un insider dont le seul objectif est apparemment d’améliorer le travail du contre-terrorisme (quoiqu’il règle aussi discrètement quelques comptes avec des collègues), ses remarques ne manquent pas d’intérêt et peuvent sans doute trouver aussi une application à d’autres contextes…
Pour Van de Velde, il est certes probable que certaines personnes se soient retrouvées à tort à Guantanamo (des gens qui avaient eu la mauvaise idée d’avoir des fréquentations suspectes ou de se retrouver au mauvais endroit au mauvais moment), mais ce n’est pas l’objet de son article. Ce qui le préoccupe est que la gestion du camp ne répond que partiellement à son objectif de récolte du renseignement. Une affirmation qui ne manque pas de surprendre, mais que l’auteur documente assez précisément. Cela découle selon lui d’une incertitude chez les responsables (Commandement Sud de l’Armée, SOUTHCOM), qui peinent à déterminer si Guantanamo est avant tout un centre de détention ou un site pour la cueillette du renseignement: aucun doute pour l’auteur, la seconde mission devrait primer.
Van de Velde prend d’abord la peine de distinguer Guantanamo des “mini-camps” ou “centres de détentions individuelle” sous contrôle de la CIA (et d’elle seule), où sont interrogés des prisonniers de premier plan appartenant à Al Qaïda, dont les interrogatoires livrent des informations importantes. L’auteur note que rien ne filtre sur ces camps (pas de photos, pas de fuites, aucune information même sur leur emplacement).
“Camp Delta”, en revanche, se trouve sous le contrôle du Commandement Sud de l’Armée (SOUTHCOM), mais – à côté du Département de la défense – la CIA et le FBI y opérent également: “Cela cause immédiatement ambiguïté et confusion: des responsables des trois services (et de bien d’autres) parleront aux prisonniers contrôlés par les autres services.” (p. 539) En principe, en effet, chaque prisonnier relève prioritairement d’un service, avec la permission duquel les autres services peuvent l’interroger (bien que cette règle ne semble pas appliquée de façon uniforme). Le manque de coordination entre services, voire les rivalités entre eux, ont des conséquences, puisque chacun des services ne sait pas nécessairement ce que les autres ont appris, ou ne leur répète pas ce qu’il a découvert lui-même, ou même – pire encore – fournit sans le savoir des indices importants au prisonnier pour savoir ce que l’on connaît déjà sur lui et ce que l’on cherche à apprendre.
Selon Van de Velde, le Département de la défense partage volontiers ses informations avec les autres services, tandis que la CIA conserve pour elle les informations les plus importantes et que la FBI ne communique presque rien (mais est aussi le service le moins qualifié dans le domaine du terrorisme, affirme l’auteur, et les informations qu’il obtient sont donc rarements les plus cruciales).
Selon Van de Velde, ces confusions s’expriment également dans le fait que les analystes livrent des rapports très inégaux, sans standardisation et supervision des résultats écrits, et que ceux-ci ne sauraient être considérés comme des “produits finis” du point de vue du renseignement. Ce seraient simplement des informations découlant d’interrogatoires. Faute d’être mis en contexte, beaucoup de ces rapports ne seraient lus que par peu de gens, voire par personne. En outre, les initiatives pour créer une base de données centralisée n’ont été prises que deux ans après l’établissement du camp, ce qui fait que beaucoup d’informations ne s’y trouvent pas encore. En outre, les soupçons quant à de possibles activités d’espionnage de la part de gens ayant travaillé à Guantanamo a rendu les responsables frileux en matière d’accès, ce qui complique encore les choses.
“Le but du renseignement dans la guerre contre le terrorisme est de révéler des liens auparavant inconnus afin de permettre d’anticiper des événements. Au lieu de protéger l’information, le produit écrit de Guantanamo travaille à cacher des autres centres de renseignement l’information même qui est inestimable pour l’effort de renseignement global.” (pp. 542-543)
Le niveau des personnes chargées des interrogatoires est très variable. En outre, la majorité d’entre eux sont des réservistes ou des personnes recevant un mandat pour un an: à peine quelqu’un maîtrise-t-il le sujet qu’il se trouve déjà remplacé, une situation qui crée une instabilité que les prisonniers devinent et dont ils peuvent ainsi tirer profit. Cela ne crée guère non plus la confiance envers les responsables des interrogatoires et n’incite pas les prisonniers à coopérer, puisqu’ils savent déjà qu’ils auront quelqu’un d’autre face à eux quelques mois plus tard.
En outre, des conditions de vie peu confortables ne remontent pas le moral des troupes. De plus, la fierté militaire ne semble guère présente, les locaux sont souvent sales et mal organisés; en plus, les bureaux des analystes et des responsables des interrogatoires ne disposent même pas d’assez de chaises et d’ordinateurs pour tout le monde! Cela semble difficile à croire, et l’on serait sceptique face à de telles observations si elles ne provenaient pas d’une personne sérieuse et bien placée pour connaître la réalité.
Les forces armées ne disposent pas d’assez de personnes formées à l’art de l’interrogatoire: la plupart de ceux que l’on envoie seraient des strategic debriefers, entraînés à obtenir des informations de personnes faisant défection ou de prisonniers coopératifs – rarement le profil de ceux qu’ils rencontrent maintenant!
Or, mener un interrogatoire ne s’improvise pas: il y faut des années d’expérience. La plupart de ceux qui se trouvent envoyés à Cuba n’ont pas ces compétences. En outre, actuellement, des personnes plus jeunes et avec encore moins d’expérience seraient envoyées à Guantanamo. Ils ne connaissent rien au monde complexe d’Al Qaïda: on leur donne un ou deux livres à lire sur le sujet, ils reçoivent une formation de quatre semaines pour mener desd interrogatoires, puis débarquent à Camp Delta munis de ce seul bagage. Face à de tels interlocuteurs, qui se montrent confus et imprécis, des prisonniers (notamment saoudiens) qui méprisent déjà les Américains se sentent en position de force.
Beaucoup d’interrogateurs partent du principe que les prisonniers ne coopéreront jamais et sont ainsi, psychologiquement, battus d’avance. Il vaudrait mieux, suggère Van de Velde, mettre l’accent sur les moyens de pousser des prisonniers refusant de coopérer à livrer des informations.
Ceux qui se révèlent les plus aptes à mener des interrogatoires avec succès, à Guatanamo, sont des policiers de carrière, mobilisés pour trois à six mois dans le cadre de leur engagement au sein des forces de réserve. Non seulement ils ont une expérience concrète, mais ils savent comment serrer de près des suspects. Les autres interrogateurs, malgré leur formation, ont une expérience trop théorique.
La conclusion de Van de Velde est simple, mais sans appel: incompétence. Il souligne que la “guerre contre le terrorisme” a, dans son ensemble, obtenu de bons résultats en matière de renseignement, mais que les interrogatoires menés à Guantanamo ne sont pas au niveau requis. “Mais, à part ceux qui y sont, personne ne semble le savoir.” (p. 548) Et les jeunes officiers qui y vont préfèrent obéir sans poser trop de questions plutôt que de risquer des ennuis qui pourraient compromettre leur avancement.
Il n’est pas possible de savoir si toutes ces critiques sont justifiées, car il faudrait pouvoir comparer le “produit” de Guantanamo avec celui des autres opérations de la “guerre contre le terrorisme”. Telles que Van de Velde les article, ces critiques paraissent cependant plausibles et soulèvent d’importantes questions. Elles stimulent également la réflexion sur l’éternel (et probablement insoluble) problème de coordination entre services, magnifié encore par la taille énorme de la machine américaine, dans laquelle peu de gens peuvent vraisemblablement se targuer de conserver une vue d’ensemble. Entre les moyens dont on dispose et les possibilités d’exploiter adéquatement ceux-ci, la relation n’est pas toujours proportionnelle.
James R. Van de Velde, “Camp Chaos: U.S. Counterterrorism Operations at Guantanamo Bay, Cuba”, International Journal of Intelligence and CounterIntelligence, Vol. 18, N° 3, automne 2005, pp. 538-548. L’IJIC est une revue trimestrielle publiée par Taylor & Francis (Routledge).