A la fin de la seconde guerre mondiale, de nombreux chercheurs en sciences sociales considéraient que, du fait du recul des idéologies et du déclin religieux dans le monde occidental, la violence politique deviendrait bientôt obsolète et que l’émergence des démocraties pourrait conduire à une paix “perpétuelle” dans le monde. Ceux-ci devaient être déçus par l’émergence de mouvements terroristes dans les démocraties telles que la RFA, l’Italie et les Etats-Unis et la réappropriation de l’idéologie marxiste-révolutionnaire. Même s’il constitue probablement la monographie la plus importante et la plus sérieuse sur la violence terroriste en Israël, l’ouvrage d’Ehud Sprinzak Brother Against Brother, Violence and Extremism in Israeli Politics from Altalena to the Rabin Assassination (Free Press, 1999) ne se focalise pas exclusivement sur le terrorisme mais tente de répondre à une interrogation fondamentale plus large: comment la violence politique (qu’elle soit terroriste ou autre) peut-elle naître dans une démocratie qui offre (presque) toutes les possibilités d’épanouissement aux individus?
L’objectif de l’ouvrage d’Ehud Sprinzak – professeur en sciences politiques à l’université hébraïque de Jérusalem, il était considéré avant sa mort en 2002 comme l’un des meilleurs spécialistes du terrorisme – s’apparente à la recherche des symptômes d’une maladie inhérente à toutes les démocraties, la violence politique. Comme en Allemagne avec l’émergence de groupes terroristes comme la Rote Armee Fraktion, les États-Unis avec le Weather Underground (ou les Black Panthers) et l’Italie avec les Brigades Rouges, la jeune démocratie israélienne n’a pas été épargnée par les violences politiques. Partant des premières luttes intestines jusqu’aux conditions qui ont permis l’assassinat du premier Ministre en 1995, Sprinzak présente toutes les étapes (manifestations, création de groupuscules et de partis, terrorisme) de la violence en Israël.
Sous l’angle du terrorisme, on lira avec attention le premier chapitre, dédié aux agissements des groupuscules Lehi (aussi appelé groupe Stern) et Irgoun (responsables de la destruction de l’hôtel King de Jérusalem en 1946 et de l’assassinat du Conte Bernadotte, médiateur des Nations Unies pour la Palestine en 1948), et les chapitres dédiés à la violence haredi, au Gush Emunim, au “kahanisme” et à l’assassinat d’Yitzak Rabin.
Les haredi: une violence limitée
La création de l’État d’Israël – la fin pour beaucoup de juifs d’une diaspora qui avait duré deux mille ans – devait créer une césure profonde au sein du camp religieux. Sprinzak distingue ici entre haredi (ultra-orthodoxes) anti-sionistes et religieux pro-sionistes comme le Gush Emunim ou le mouvement Kach. Pour les haredi, le sionisme et l’Etat d’Israël “constituent une rébellion contre Dieu” (p.88) qui a puni les juifs et les a envoyés en exil,
“La destruction du Second Temple en 70 après J.-C et l’exil (galut) de la nation juive qui en découle ne sont pas (…) de simples tragédies historiques; il s’agit de punitions divines contre le peuple d’Israël, un message venant du ciel selon lequel les juifs qui n’observent pas la Loi ne méritent pas un État. C’est seulement grâce à une repentance complète de la part des juifs et un respect strict des commandements que Dieu pardonnera à son peuple et lui offrira la rédemption. Selon la croyance ultra-orthodoxe, la rédemption venant du ciel (…) se fera grâce à l’arrivée du Messie, un rédempteur méta-historique qui chassera toutes les misères et agonies des juifs.” (p.88)
Contrairement aux croyants du Gush Emunim, les haredi considèrent que la venue du Messie ne pourra être accélérée. L’observation des Commandements est la seule rédemption possible. Du fait de son caractère laïque, l’État d’Israël constitue donc pour les haredi un péché. Cependant du fait de la sainteté du sang juif (même des juifs séculiers) et de l’interdiction de porter des armes, la violence haredi n’a jamais évolué vers le terrorisme et n’a jamais fait de victimes.
Leur violence se limite plutôt à des protestations contre les juifs séculiers qui conduisent le jour du Sabbath, des campagnes de destruction d’affiches provocantes (ainsi en 1986, les haredi brûlèrent 48 arrêts de bus sur lesquels avaient été affichés des publicités pour des bikinis), ainsi que des manifestations de violence “intra-haredi” comme des actes violents contre des supporters de rabbins rivaux ou pour empêcher certaines déviances au sein de la communauté orthodoxe.
Par “violence haredi“, il ne faut entendre ici seulement des actes de violence physique, mais également des malédictions, excommunications, menaces de mort, publication de faux avis mortuaires, dommage à la propriété (p.105). Dans les années 60 par exemple, l’autorité suprême des partis ultra-orthodoxes émit un décret selon lequel aucun parti ultra-orthodoxe n’était autorisé à entrer au gouvernement. Après d’intenses négociations, David Ben-Gurion réussit à convaincre Benjamin Mintz et son parti – affilié à l’ultra-orthodoxie – de se joindre au gouvernement,
“C’est à partir de ce moment que la vie de Mintz devint un cauchemar. Il fut maudit, exclu, excommunié et devint la cible de menaces et harcèlements sans fin. Des ambulances et la brigade des pompiers étaient sans cesse appelées pour se rendre à son domicile. Des posters et des avis de décès annonçant sa mort furent publiés dans les journaux haredi et distribués dans tous les quartiers ultra-orthodoxes. Des dizaines d’étudiants des yeshiva [écoles religieuses juives] tentèrent à plusieurs reprises de l’attaquer.” (p.107).
Gush Emunim et messianisme
Même si le Gush Emunim (“parti des croyants”) devait naître après l’affaiblissement d’Israël suite à la guerre du Kippour en 1974, la victoire de 1967 doit être considérée comme le déclencheur idéologique du mouvement. La reconquête de Jérusalem, des territoires de Judée et de Samarie, du Sinaï et du Golan représentait un miracle. Ces événements furent interprétés par beaucoup comme une intervention divine.
“Le Dieu d’Israël avait une fois de plus montré Son pouvoir. Il était venu au secours de son peuple lorsqu’il vivait ses pires moments d’angoisse et de peur, et comme dans les temps anciens, avait renversé une situation intolérable.” (p.147)
Le Gush Emunim puise ses origines théologico-politiques dans les théories des rabbins Zvi Yehuda Kook et son père le rabbin Avraham Yitzhak ha-Cohen Kook. Ce dernier – contrairement aux haredi qui pensaient que seule la venue d’un rédempteur sera à même d’initier la rédemption du peuple juif – pensait que la rédemption du peuple juif était déjà en cours. Selon lui la déclaration Balfour et les progrès du sionisme en Palestine en constituaient une preuve (il faut souligner ici que Avraham Kook est mort en 1935 et n’a donc pas assisté à la déclaration d’indépendance en 1948). Selon Kook “les sionistes étaient, sans le savoir, les véritables émissaires de Dieu” (p.152) et amèneraient la rédemption d’Israël. La victoire d’Israël dans la Guerre des Six-Jours, la conquête des territoires de Judée et de Samarie allaient donner à ses défenseurs une nouvelle preuve de la véracité des théories de Kook. Dès ce moment, ceux-ci déclarèrent que
“La terre – chaque grain de sable – fut déclarée sainte dans un sens fondamental. Les territoires conquis de Judée et de Samarie étaient devenus inaliénables et non-négociables, non pour des raisons sécuritaires ou politiques mais parce que Dieu les avaient promis à Abraham 4000 ans auparavant et parce que l’identité de la nation avait été fondée sur cette promesse.” (p.153)
Le gouvernement israélien, par la conquête de ces territoires était donc le représentant de la volonté divine. De fait, toute tentative de rétrocession de ces territoires allait contre la rédemption du peuple juif et allait contre la volonté divine. La rétrocession des territoires du Sinaï à l’Égypte et le début du plan d’autonomie pour les Palestiniens suite aux accords de Camp David signés par Menahem Begin en 1978 constituaient un pas en arrière dans le processus de rédemption et un défi théologique fondamental.Ce retour en arrière sur le chemin de la rédemption devait provoquer la naissance du mouvement clandestin juif, issu de la théologie messianique du Gush Emunim, dont la découverte en 1984 provoqua un choc. En effet, le mouvement avait été impliqué dans plusieurs attentats contre des maires palestiniens au début des années 1980. Il avait également pour objectif de faire sauter le Dôme du Rocher, un des lieux les plus saints de l’Islam. Aucune autorité rabbinique ne voulant donner son accord, le mouvement ne passa pas à l’action.
“Assassiner un Premier Ministre”
Dans le dernier chapitre du livre, Sprinzak qui fut un des conseillers de Rabin sur les mouvements d’extrême droite en Israël détaille les étapes qui ont mené à l’assassinat d’Yitzhak Rabin, le 4 novembre 1995.
L’assassinat de 29 fidèles musulmans par le Dr. Baruch Goldstein le 28 février 1994 eut des conséquences politiques importantes sur les mouvements d’extrême droite israélienne: le gouvernement Rabin, en place depuis 1992, interdit les mouvements Kach et Kahane Chai, dont Goldstein était très proche. De plus, le gouvernement envisagea des plans pour évacuer une petite enclave au centre d’Hébron, Tel Rumeida. Ceci provoqua des réactions massives de la part des colons:
“Le retrait possible de l’enclave juive de Tel Rumeida était considéré par les colons comme le début de la fin. Si le gouvernement Rabin-Peres, déjà responsable de la “trahison” d’Oslo pouvait évacuer Tel Rumeida, il pourrait évacuer toutes les colonies de Judée et de Samarie.” (p.247).
En réaction à cela, trois parmi les plus importants rabbins du camp religieux pro-sioniste prononcèrent un jugement religieux selon lequel l’évacuation était illégale et qui enjoignait les soldats à désobéir aux ordres. C’était la première fois dans l’histoire du pays que des autorités religieuses s’élevaient contre l’armée israélienne, garantie de la survie du pays. De plus, la décision avait été prise alors que le gouvernement Rabin, même s’il bénéficiait de 61 voix (sur 120) à la Knesset, avait perdue la majorité juive. En effet, sur ces 61 voix, on comptait 5 voix arabes. Dans leurs jugements, les rabbins n’avaient pas manqué de souligner ce fait:
“Les trois rabbins argumentèrent que, même s’ils étaient des citoyens au sens formel, les israéliens palestiniens n’avaient pas le droit de décider du sort d’Eretz Israël. De leur point de vue, le gouvernement était non seulement en train de commettre un crime odieux contre Dieu et l’histoire juive mais il était disposé à le faire avec l’aide des arabes.” (p.250)
En avril 1994, suite au décret à une mobilisation populaire de la droite, le gouvernement annonça son intention d’abandonner le plan d’évacuation de Tel Rumeida. Pourtant, le processus de délégitimisation du gouvernement ne prit pas fin pour autant. Suite aux attentats du Hamas qui firent plus de 80 victimes israéliennes en février 1995, certains rabbins influents soulevèrent la possibilité de juger religieusement le gouvernement en les accusant de din rodef et din moser.
Selon la loi juive, la halacha, un moser est un juif suspecté de fournir des informations aux non-juifs ou de leur vendre des propriétés juives, ce qui constitue des crimes passibles de la peine de mort. Un rodef est un juif sur le point de tuer un autre juif ou d’aider à son meurtre: tuer un rodef permet de sauver une vie juive. Alors que le judaïsme interdit le meurtre de juifs, “Din Rodef est le seul cas où la halacha autorise un juif à tuer un autre juif” (p.254).
Certains membres de l’extrême droite juive pro-sioniste considéraient le meurtre de ces 80 citoyens israéliens comme la faute de Rabin et Peres:
“En ordonnant le retrait des soldats israéliens de Gaza et Jéricho, en autorisant la formation d’une importante police palestinienne armée et en relâchant les efforts anti-palestiniens des forces de sécurité, les deux architectes d’Oslo avaient donné la possibilité au Hamas et au Jihad Islamique de tuer des juifs. Leurs mains étaient considérées comme recouvertes de sang juif.” (p.254)
Même si des rabbins plus modérés mirent en garde contre la possibilité de déclarer le gouvernement din moser et din rodef, de profondes discussions théologiques eurent lien dans plusieurs yeshivot extrémistes et aux États-Unis où le rabbin d’une importante synagogue de New York déclara que “selon la halacha, Rabin mérite de mourir” (p.257).
Le dernier épisode de la campagne de discrédit des extrémistes religieux pro-sionistes contre Rabin fut la malédiction qui fut prononcée à son encontre par un groupe de rabbins 31 jours avant sa mort devant son domicile, pendant la période de Yom Kippour. Cette prière appelée pulsa denura est une malédiction tirée de la cabale en araméen. Prononcée contre un juif, elle condamne sa victime à mort. Interrogé par les médias à la suite de l’assassinat de Rabin, Avigdor Eskin, l’instigateur de cette prière déclara que
“Cette prière ne constitue pas une condamnation à mort contre qui que ce soit, mais l’appel à une intervention divine. En fait, le but est que l’une des parties – l’auteur de la malédiction ou son destinataire – soit frappée, mais la décision repose dans les mains divines.” (p.275)
On ne sait pas dans quelle mesure cette prière (pulsa denura) et ces différents édits constituent une incitation à l’action d’Yigal Amir, l’assassin de Rabin. Ce qui est cependant sûr est que les débats autour de la question de din rodef et din moser furent invoqués par Amir lors de son interrogatoire:
“Si certains rabbins n’avaient pas prononcé ces jugements halachiques dont j’avais entendu parlé considérant Rabin comme din rodef, il m’aurait été très difficile de tuer. Un tel meurtre doit être soutenu religieusement. Si j’avais pas eu ce soutien et si je ne représentais pas un certain nombre de personnes, je n’aurais pas agi.” (p.277).
Dans son appendice, Sprinzak énumère plusieurs découvertes importantes des chercheurs en sciences sociales depuis les années 50. Dans ces étapes de radicalisation d’un mouvement politique, le processus de délégitimisation d’un adversaire joue un rôle important. Dans le cas de l’assassinat de Rabin et malgré la surprise exprimée par les acteurs qui avaient participé à son discrédit, la délégitimisation initiée par la droite pro-sioniste a probablement été l’élément déclencheur.
Conclusion
Les grands adeptes des généralisations verront dans l’ouvrage de Sprinzak une opportunité pour étendre leurs réflexions à l’ensemble de la population israélienne. Pourtant, la violence politique poussée à son extrême (celle qui a par exemple amené à l’assassinat de Rabin) reste l’œuvre d’un petit nombre d’extrémistes et ne saurait en aucun cas être généralisée.
Comme le dit lui-même Sprinzak, la violence politique est le résultat d’un développement et n’est pas une propriété nécessaire des sociétés démocratiques.
Jean-Marc Flükiger
Ehud Sprinzak, Brother Against Brother: Violence and Extremism in Israeli Politics from Altalena to the Rabin Assassination, New York, The Free Press, 1999, XII+366 p.