Comme le savent nos lecteurs, terrorisme.net ne tente pas de suivre minute par minute l’actualité: les grands médias sont évidemment beaucoup mieux équipés pour assurer cette tâche. A l’heure où ces lignes sont écrites (nuit du 25 au 26 octobre), personne ne sait comment s’achèvera la prise de plus de 600 otages par un groupe de plusieurs dizaines de Tchétchènes fortement armés, hommes et femmes, qui affirment se donner une semaine pour aboutir au résultat visé (la fin de la guerre en Tchétchénie) ou mourir. Ils exigent que le président Poutine lui-même annonce la fin de la guerre. Ils auraient menacé de commencer à exécuter des otages dès aujourd’hui samedi.
Le 24 octobre, la chaîne de télévision Al Jazeera a diffusé les déclarations des preneurs d’otages figurant sur une cassette vidéo réalisée avant le début de l’opération. Il est intéressant de noter le choix de cette chaîne de télévision, bien que la Tchétchénie ne se situe pas dans le monde arabe: l’effet Ben Laden joue manifestement à plein – ainsi que le sentiment de pouvoir accéder à un média ayant maintenant un écho mondial, mais indépendant de l’Occident. En outre, l’opinion publique des pays musulmans éprouve une sympathie pour la cause tchétchène.
Voici la traduction de ces déclarations, l’une lue par un Tchétchène et l’autre par une femme, au visage voilé, au milieu d’un groupe d’autres femmes également voilées:
Homme tchétchène: “Nous sommes venus dans la capitale de la Russie pour y arrêter la guerre ou y atteindre le martyre dans la voie d’Allah. Nos exigences sont l’arrêt de la guerre et le retrait des forces russes. Nous menons cette opération sur ordre du commandant militaire de la République de Tchétchénie. Nous venons de l’unité militaire d’observation et de destruction qui appartient aux Martyrs des Jardins des Justes. Et chacun de nous est prêt à se sacrifier pour la cause d’Allah et pour l’indépendance de la Tchétchénie, et je jure par Allah que nous aspirons au martyre plus que nous n’aspirons à la vie.”
Femme tchétchène: “Chaque nation a le droit à l’autodétermination, mais la Russie a arraché ce droit au peuple tchétchène, et aujourd’hui nous voulons reprendre ce droit qu’Allah, le Très Gracieux, nous a accordé comme à toutes les autres nations – le droit de liberté et d’autodétermination. Les occupants russes ont noyé notre pays dans le sang de nos enfants et nous avons attendu longtemps pour la juste solution [en appelant] à la conscience humaine, mais le monde vit dans un coma et ne se soucie pas de l’assassinat des innocents. En Tchétchénie, les vieillards, les femmes et les enfants faibles sont tués, et c’est pourquoi nous avons choisi cette voie – la voie du jihad pour la liberté du peuple tchétchène.
“Le lieu où nous mourons ne fait aucune différence pour nous. C’est pourquoi nous avons choisi de mourir ici à Moscou et nous emporterons avec nous les âmes de centaines de mécréants. Même si nous sommes tués, après nous viendront des milliers de frères et soeurs qui sont prêts à se sacrifier au service d’Allah pour libérer notre pays. Les patriotes tchétchènes sont annihilés et décrits comme des terroristes criminels alors que la Russie est le véritable terroriste. Les terroristes russes ont commis des crimes brutaux dans nos régions. Mais en dépit de leurs tentatives de nous humilier et de nous mettre à genoux devant les occupants, nos coeurs sont remplis de foi en Allah, le Dieu unique, et nous sommes aujourd’hui prêts à défendre notre pays avec abnégation et esprit de sacrifice.”
Alors que la plupart des groupes islamistes n’incitent pas les femmes à se lancer dans des opérations de martyre, il y a déjà eu plusieurs cas de ce type parmi les Tchétchènes. Nous avions d’ailleurs mis en ligne au mois d’août sur terrorisme.net, sous forme de fichier PDF (136 Ko), la transcription en anglais d’un ultime entretien entre deux femmes avant de partir vers la mort, extrait d’une vidéo jihadiste intitulée No Surrender. L’action des femmes martyres est exaltée parmi les Tchétchènes à travers des vidéos et chants: elles ont manifestement fait des émules. A noter que l’une des deux personnes impliquées dans cette première opération de martyre féminine, en l’an 2000, appartenait à la famille Barayev, dont un membre serait maintenant le responsable du commando de l’opéraiton moscovite. Nous reproduisons en annexe le texte d’un site jihadiste francophone faisant l’éloge de l’action de Hawaa Barayev.
Notons également que les prises d’otages massives dans des contextes urbains sont une tactique dont certains groupes tchétchène ont déjà une longue expérience. L’on se souvient par exemple de l’opération de Boudionovsk en 1994; plusieurs centaines d’otages avaient été rassemblés dans un hôpital de cette ville du Sud de la Russie. En 1996, opération similaire avait été menée au Daghestan, durant laquelle les rebelles (au nombre de quelque 250) s’étaient à nouveau retranchés dans un hôpital. Les opérations ne s’étaient pas uniquement déroulées en Russie: en 2001, un commando tchétchène avait pris 120 otages dans un hôtel d’Istanbul. En outre, dans la situation troublée que connaît le Caucase, les enlèvements ont été très fréquents, et l’appât du gain paraît souvent y avoir joué un rôle plus important que les revendications politiques.
Les Tchétchènes de Moscou – et la population musulmane en général – s’inquiètent des conséquences que cette action risque d’avoir pour eux. Mais dans l’immédiat, la question se pose surtout de savoir qui est le maître d’oeuvre de cette opération. Comme on l’a vu, la déclaration contenue sur la cassette vidéo envoyée à Al Jazeera invoque une légitimité en se référant au commandement militaire de la République de Tchétchénie. Certaines sources russes ont immédiatement affirmé que le président tchétchène Aslan Maskhadov était directement responsable de l’opération. Mais le président Maskhadov a condamné cet acte, qualifié de “terroriste” par ses proches. Il a déclaré que de tels moyens n’étaient pas acceptables. Il est vrai que les conséquences internationales pour la cause tchétchène et son image, dans le contexte de la “guerre contre le terrorisme”, peuvent être sérieuses.
Représentant spécial du président Maskhadov, Ahmed Zakaev a souligné que les preneurs d’otages sont des croyants et que l’intervention d’une autorité religieuse musulmane respectée pourrait aider à les convaincre de ne pas mettre leurs menaces à exécution. Zakaev a en outre adressé aux preneurs d’otages une lettre, dont le contenu vient d’être publié. La lettre commence par la formule “Au nom d’Allah“, puis affirme que les autorités tchétchènes suivent très attentivement les développements.
“Bien que nous comprenions les motifs qui vous ont conduit à prendre ces mesures extrêmes et désespérées, nous ne pouvons pas nous rendre pareils à notre ennemi qui a utilisé des moyens arbitraires pour atteindre ses buts.
“Je suis en contact avec notre président Aslan Maskhadov. Il est préoccupé pour vous et pour ceux que vous détenez. Vos exigences ont un caractère politique. Leur réalisation nécessite la volonté politique des dirigeants russes. Le Président vous assure que ses représentants sont prêts à établir un contact immédiatement et sans préconditions afin de discuter des mesures visant à une solution politique du conflit. Il vous remercie de votre humanité à l’égard des enfants.
“En même temps, nous sommes très préoccupés par l’information des services spéciaux russes diffusée par les médias, selon laquelle vous vous apprêteriez à abattre des personnes détenues. Notre Président vous appelle à agir avec circonspection et vous met en garde contre toute mesure précipitée. N’oubliez pas que vous vous trouvez face à ceux qui ont répandu le sang de centaines de milliers de ces mêmes civils que vous avez pris en otage.
“Allahu akbar!”
La question est bien entendu de savoir jusqu’à quel point le commando est prêt à écouter la voix d’Aslan Maskhadov et de ses représentants. Plusieurs observateurs notent que l’homme qui serait responsable du commando, Movsar Barayev, neveu d’un des plus féroces commandants tchétchènes et adepte d’un islam radical, est issu d’une génération qui n’a connu que la guerre et n’a pas l’expérience d’une interaction avec les Russes en temps de paix, ce qui rend un dialogue plus difficile. Cette action marque peut-être l’émergence d’une nouvelle génération de commandants tchétchènes: produits de la guerre et de formes extrémistes de l’islam. Comme c’est souvent le cas dans les zones qui connaissent un conflit prolongé, le respect pour les autorités traditionnelles et pour les anciens décroît: les jeunes ne connaissent plus que le langage des armes. En outre, la référence à un islam “pur et dur” influencé par des thèmes islamistes transnationaux n’est pas nécessairement de nature à rendre les militants réceptifs au discours de représentants d’un islam traditionnel. Enfin, le sentiment de l’absence de toute issue politique vraisemblable incite encore plus à choisir des solutions extrémistes.
Reste à savoir si Movsar Barayev, âgé de 25 ans, est véritablement l’homme qui a conçu la prise d’otages et a la haute main sur celle-ci, ou s’il obéit à des supérieurs. Certes, il aurait pris le contrôle du groupe de combattants d’Arbi Barayev après la mort de celui-ci au combat l’an dernier. Mais plusieurs observateurs se demandent s’il a vraiment l’envergure pour avoir mis au point lui-même une telle opération.
L’un des objectifs de l’opération est aussi de démoraliser la population russe en la plaçant dans la capitale même face à la perspective d’un conflit sans issue et de nouvelles opérations terroristes. Dans l’espoir de répondre ainsi à l’attente des preneurs d’otages, des membres de familles de personnes retenues dans la salle de spectacle manifestent à Moscou pour demander la fin de la guerre en Tchétchénie. Les autorités russes ont bien conscience de la guerre de propagande qui est en jeu et se montrent soucieuses d’éviter que les médias ne se fassent les porte-voix des preneurs d’otages.