Quelque 340 personnes ont participé à Berne au 10e Colloque “Politique de sécurité et médias” le samedi 19 octobre 2002. Consacré au terrorisme, ce colloque a permis à la fois de faire le point sur la situation en Suisse et d’offrir au public des réflexions générales sur le terrorisme et son évolution. L’invité d’honneur était un chercheur de réputation mondiale: Walter Laqueur, président du Conseil international de recherche du Centre d’études stratégiques et internationales (Washington). Nous résumons ci-dessous brièvement quelques points évoqués au cours de cette réunion.
Lancé en 1992 par neuf associations et le Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS), le Colloque “Politique de sécurité et médias” s’est rapidement hissé au rang d’une tradition annuelle pour la communauté des personnes intéressées par la politique de sécurité dans la capitale fédérale de la Suisse. Organisé avec efficacité par Félix Christ, chef de division de la Direction de la politique de sécurité du DDPS, ce colloque ne pouvait manquer – après avoir évoqué l’année précédente le défi stratégique de l’Asie de l’Est – de traiter en 2002 la question brûlante du terrorisme.
En effet, comme l’a souligné en introduction de la journée l’ambassadeur Philippe Welti, chef de la Direction de la politique de sécurité du DDPS, le terrorisme n’est pas né le 11 septembre 2001, il ne se limite pas à Al Qaïda, et la destruction d’une organisation terroriste peut calmer temporairement la situation, mais n’en empêchera pas d’autres de surgir par la suite.
A propos du nouveau terrorisme – et de quelques idées reçues
C’est au professeur Walter Laqueur – auteur de The New Terrorism, et qui termine actuellement sur le sujet un nouvel ouvrage – qu’est revenue la tâche de brosser un tableau d’ensemble. A plus de 80 ans (il est né en 1921), l’éminent chercheur continue en effet d’exercer une intense activité.
Laqueur n’hésite pas à parler d’un “nouveau terrorisme”, qui se caractériserait pas la conjonction de deux tendances. D’une part, des armes de destruction massive deviennent accessibles à de petits groupes de personnes – et nous ne sommes qu’au début de ce processus. D’autre part, la forme dominante de terrorisme est avant tout d’inspiration religieuse et nationaliste et serait “nettement plus fanatique que dans le passé“.
Laqueur souligne en outre la diversité croissante des formes de terrorisme que nous rencontrons: il est difficile de trouver un dénominateur commun entre Al Qaïda et un groupe colombien. Et si certaines formes de radicalisme islamiste sont aujourd’hui parmi les composantes les plus visibles du terrorisme, d’autres formes existent toujours: des groupes extrémistes inspirés par d’autres idéologies pourraient fort bien frapper demain. Il convient d’éviter la tendance à la généralisation et de privilégier une approche différenciée.
Dans son exposé, Laqueur a également invité ses auditeurs – et notamment les médias – à utiliser un vocabulaire clair: au lieu de trouver des synonymes, il faut qualifier les terroristes en tant que tels, en utilisant le terme de “terrorisme” dans un sens neutre, technique: “il ne s’agit pas là d’une vision du monde, mais d’une stratégie qui peut être utilisée par des extrémistes de différents camps“. Au début du 20e siècle, rappelle-t-il, un terroriste russe n’hésitait pas à intituler ses mémoires: Souvenirs d’un terroriste. Aujourd’hui, les terroristes – très conscients de l’importance des relations publiques – se montrent réticents à endosser cette étiquette…
Laqueur fait allusion ici aux Souvenirs d’un terroriste(1909) de Boris Savinkov (1879-1925).
Laqueur remet aussi en cause quelques idées courantes au sujet du terrorisme: par exemple, l’affirmation selon laquelle il serait le produit de la pauvreté dans le tiers monde. Or, si l’on trouve bien des formes de violence politique dans les cinquante pays les plus pauvres de la planète, nous n’y rencontrons guère le terrorisme. Et de citer Kofi Annan, selon lequel les pays pauvres ont déjà suffisamment de problèmes sans être encore étiquetés comme terroristes potentiels…
En tout cas, il convient de se garder de toute interprétation monocausale du terrorisme: il existe bien des pays dans lesquels des minorités sont défavorisées ou persécutées sans qu’y apparaisse le terrorisme. De nombreux facteurs contribuent à l’apparition du terrorisme.
Un tableau de la situation en Suisse
Ce fut ensuite au tour d’Urs von Daeniken, chef du Service d’analyse et de prévention du Département fédéral de justice et police (DFJP), de faire le tour de la situation en Suisse et des mesures prises pour prévenir et combattre le terrorisme. (Rappelons que l’Office fédéral de la police publie chaque année un rapport sur la protection de l’Etat.)
Certes, la Suisse n’a pas été touchée par le terrorisme dans la même mesure que des Etats voisins. Mais elle a également subi des actions terroristes depuis les années 1960. En outre, nombre de Suisses voyagent, et il est devenu manifeste depuis l’attentat de Louxor (1997) que des Suisses peuvent également devenir des cibles.
En outre, des groupes extrémistes ou terroristes étrangers agissent en Suisse à travers l’émigration: les composantes suisses du LTTE ou du KADEK (successeur du PKK) jouent par exemple un rôle clé dans le réseau international de ces organisations. La Suisse ne saurait cependant être qualifiée de centre de financement du terrorisme: elle peut en revanche être utilisée comme lieu de refuge ou de transit, de même que des activités de propagande peuvent être exercées depuis le territoire suisse. En ce qui concerne les attentats du 11 septembre 2001, selon l’état actuel des enquêtes, Urs von Daeniken a indiqué que la Suisse n’avait pas été utilisée comme base logistique ou lieu d’entraînement: des personnes impliquées dans les attentats n’ont fait qu’y transiter.
La stratégie suisse de lutte contre le terrorisme se fonde sur la coopération internationale, la répression et la prévention. La Suisse n’est pas considérée comme cible primaire du terrorisme, mais elle entend empêcher d’être utilisée par des groupes terroristes comme espace de financement ou de refuge.
Dans le sillage des attentats du 11 septembre se pose la question des adaptations à introduire dans les bases légales afin d’exercer une prévention plus efficace. Par exemple, jusqu’où peut aller la recherche préventive d’informations? comment traiter des données personnelles qui doivent faire l’objet de protection (par exemple dans le domaine d’un extrémisme à motivation religieuse)? Ces questions ne sont pas seulement soulevées en Suisse.
“Terrorisme religieux”: un terme réducteur
Chargé de cours à l’Université de Fribourg et rédacteur responsable du site terrorisme.net, Jean-François Mayer a présenté à l’auditoire quelques réflexions sur le terrorisme à motivation religieuse. Comme Walter Laqueur, Mayer a souligné la diversité des groupes de type terroriste: mieux vaudrait utiliser le pluriel et dire “les terrorismes”.
Entre autres remarques, le chercheur fribourgeois a souligné l’importance de comprendre la perception des terroristes par eux-mêmes. “Il est essentiel de comprendre la psychologie de l’adversaire, de ne pas projeter sur lui nos représentations.” Nous avons le sentiment de nous trouver face à des mouvements offensifs – et nul doute qu’ils le sont dans les faits. Mais en lisant les textes des groupes terroristes motivés par des convictions religieuses, nous constatons qu’ils se perçoivent eux-mêmes comme menacés par rapport aux valeurs auxquelles ils se disent attachés et qu’ils ont en fait souvent le sentiment de se trouver engagés dans une action défensive face à des ennemis très puissants. Il suffit de regarder les vidéos d’Al Qaïda, par exemple celles qui exaltent les 19 “martyrs” du 11 septembre, pour constater que leur combat est présenté comme celui de David contre Goliath. C’est d’ailleurs un trait que l’on retrouve plus largement dans les courants de type fondamentaliste, observe Jean-François Mayer.
L’expression de “terrorisme religieux” pourrait nous amener à penser que les actions commises sont uniquement motivées par des perspectives théologiques. Mais l’intervenant apporte ici des nuances, et va en même temps jusqu’à suggérer des développements possibles dans le cadre du groupe qui retient depuis un peu plus d’un an l’attention de tous les services de renseignement du monde:
“Nul doute qu’un Ousama ben Laden a des convictions fortes, mais ses actions obéissent également à des considérations tactiques, à des analyses découlant des expériences accumulées. Les dirigeants d’Al Qaïda manifestent une remarquable – ou redoutable – capacité d’apprendre. Beaucoup plus que l’attentat tragique de Bali, ce qui retient mon attention dans l’actualité du terrorisme des dernières semaines est l’action menée contre le pétrolier Limburg au large des côtes yéménites. S’il est bien inspiré par Al Qaïda, il pourrait montrer que le groupe a tiré les leçons de New York. Après l’attentat du 11 septembre, nous pouvions nous demander si d’autres allaient suivre dans un temps très rapproché afin d’asséner des coups graves aux économies occidentales. Manifestement, ce n’était pas le projet du groupe à ce moment. Mais plusieurs éléments semblent indiquer que l’impact économique de telles actions ne leur a pas échappé, et je ne serais pas étonné que les prochaines actions visent autant des cibles économiques que des centres du pouvoir ou des lieux symboliques. Et cela ne serait pas le résultat d’un raisonnement théologique.“
Terrorisme et société
La réunion s’est poursuivie avec quelques remarques du journaliste Max Frenkel (Neue Zürcher Zeitung), ce qui a permis d’aborder différentes facettes de l’important sujet du terrorisme et des médias.
Max Frenkel a également saisi l’occasion pour souligner la différence qui peut exister entre la réalité du terrorisme et la manière dont nous le représentons. Il a en outre plaidé, dans le cadre de mesures visant à combattre le terrorisme, pour une meilleure intégration des services de renseignement.
La discussion a permis d’aborder de nombreux autres sujets, mais il serait trop long d’en résumer ici le contenu. Les actes du colloque – y compris la discussion – seront d’ailleurs probablement disponibles dans quelque temps, et nous ne manquerons pas d’en informer alors nos lecteurs. Nul doute en tout cas que de telles réunions contribuent non seulement à permettre de développer des analyses sur les phénomènes terroristes, mais en même temps à préparer les sociétés dans lesquelles elles se déroulent à faire face à l’éventualité d’attentats terroristes à venir.